À la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie fait suite un épisode de guerre froide entre le bloc soviétique qui s’est élargi à l’Europe de l’est à la faveur de la guerre d’une part, et d’autre part le camp atlantiste piloté par les USA. Il prendra fin à partir de la chute du mur de Berlin en 1989. Si des incidents multiples auront émaillé cet épisode, un autre front est celui de la confrontation idéologique. Le terrain scientifique n’y échappe pas. Quel lien avec les travaux de Jacques Monod et en particulier le problème de l’induction du lactose que le savant n’identifie qu’au début des années 1950 ?

On se souvient que Jacques Monod entre à l’Institut Pasteur en 1945 et commence à travailler sur la croissance et le métabolisme des colonies de la bactérie Escherichia coli. En 1948 éclate en France une polémique qui affecte les milieux scientifiques : l’affaire Lyssenko. Monod n’a pas encore identifié le problème de l’induction du lactose, mais cette affaire le touche et le marque à plus d’un titre. Issu d’une famille communiste, engagé dans la Résistance au côté des Forces françaises de l’intérieur, il prend assez vite ses distances avec le Parti communiste. Par ailleurs, il a séjourné au Cal Tech en 1936-1937 où il a pris connaissance des recherches en génétique de Thomas Morgan. En tant que biologiste enfin il adhère à la théorie synthétique de l’évolution des espèces élaborée dans les années 1930-1940, elle-même appuyée sur la thèse darwinienne qui place en son centre la sélection naturelle, agissant comme facteur « aveugle » de l’évolution biologique et non directeur d’un projet préétabli. Il ne lui en faut pas davantage pour se passionner et s’engager, entre 1948 et 1950. Mais d’abord qui est ce Lyssenko ?

Lyssenko, le savant de Staline

La Russie est soviétique depuis 1917 et le marxisme en est la référence politique, économique et philosophique. La dictature qu’y exerce Staline depuis 1924 est propice à toutes les audaces et à toutes les manipulations. Ainsi, Lyssenko, parvenu en 1948 à la présidence de l’académie Lénine des sciences agronomiques, use de son influence pour orienter la recherche en biologie de l’URSS dans une direction contraire à celle de tout le reste du monde. Il faut dire qu’il avait obtenu quelques succès dans ses recherches sur les blés d’hiver qui ont assis sa notoriété. Alors que la génétique s’installe dans le paysage scientifique de la première moitié du siècle et qu’elle a fourni une base supplémentaire à la théorie synthétique de l’évolution, Lyssenko va totalement à contre-courant. Non seulement il exhume, non sans confusion, la veille idée abandonnée de l’hérédité des caractères acquis mais, et c’est le plus inquiétant, il place la science sur le terrain politique comme arme idéologique au service de la construction du socialisme soviétique.

Dans la science biologique, se sont définies deux tendances diamétralement opposées : l’une progressiste, matérialiste, mitchourinienne, appelée par le nom de son fondateur, un expérimentateur soviétique remarquable dans le domaine des sciences naturelles, un grand transformateur de la nature, I. V. Mitchourine ; l’autre tendance, réactionnaire, idéaliste, weismannienne (mendélo-morganienne), dont les fondateurs se trouvent être des biologistes réactionnaires : Weismann, Mendel, Morgan. La tendance mitchourinienne a pour point de départ le fait que les nouveaux caractères des végétaux et des animaux acquis sous l’influence des conditions de vie peuvent être transmis par l’hérédité. (…) La doctrine mitchourinienne donne une arme aux techniciens pour améliorer les espèces de plantes, de cultures et de races d’animaux déjà existantes, et pour former des espèces et des races nouvelles, par des méthodes, scientifiquement vérifiables, de transformation progressive de la nature des végétaux et animaux. (…) La tendance mendélo-morganienne est détachée de la vie et, dans ses expériences, pratiquement stérile.
(Pravda 12 août 1948. Cité par Debré P. page 153).

De nombreux chercheurs en URSS lui emboitent le pas.

Il n’y a et il ne peut y avoir de science réelle efficace que fondée sur les principes immuables du matérialisme dialectique, tels que les ont créées Marx et Engels, tels que les ont développés Lénine et Staline, tels qu’ils sont appliqués et démontrés dans l’édification du socialisme en URSS. (…) La science qui se développe dans les pays bourgeois est l’œuvre de savants influencés par la pensée bourgeoise, soumis au régime capitaliste. (…) Une telle science est nécessairement fausse et stérile.
(Extrait d’une lettre adressée à Staline par un comité de savants soviétiques. Cité par Debré P. page 159).

Monod aurait pu dédaigner ce misérable idéologue. Pourquoi s’engage-t-il dans la polémique ?

La réfutation en règle

En France l’affaire prend un relief particulier : le Parti communiste français y est encore puissant ; il diffuse et défend les idées de Lyssenko ; des membres éminents de ce parti sont des scientifiques. Il n’en faut pas plus pour décider Monod à mener la réfutation en règle. Lié à Albert Camus ainsi qu’à André Chamson et Edgar Morin, il va mener l’offensive dans le journal Combat.

Ce qu’il faut considérer, c’est la signification exacte que [Lyssenko] entend donner à l’hypothèse des caractères acquis. Malheureusement, dès qu’on cherche à préciser sa pensée sur ce point, de graves difficultés surgissent. Car on s’aperçoit que Lyssenko utilise le mot hérédité dans un sens tout à fait différent de celui qu’on lui prête d’ordinaire (…), il nous propose la définition suivante : L’hérédité est la propriété de l’organisme vivant d’exiger des conditions définies pour vivre et se développer et de réagir de manière définie à telle ou telle condition. On constate alors non sans stupeur que cette définition de l’hérédité ne fait pas mention de la transmissibilité des propriétés ou caractères. (…) Il est bien clair que ces questions ne comportent pas de réponses et qu’à s’en tenir aux définitions de Lyssenko lui-même, l’hypothèse de base du mitchourinisme se réduit à un obscur jeu de mots, sans signification assignable.
(…)
Les jeunes gens à qui l’on aura présenté le lyssenkisme comme une théorie scientifique, à qui l’on aura enseigné comme des explications valables les aphorismes de Lyssenko, pourraient perdre jusqu’à la notion même de ce qu’est une théorie scientifique. Les malheureux à qui, du haut de la chaire, on expliquera que « le blé diffère du riz parce que les deux plantes ont des natures différentes » ou encore que « les conditions externes, lorsqu’elles sont incluses dans le corps vivant, assimilées par lui, deviennent pour cela des conditions internes et non plus externes » auront reçu une formation scientifique analogue à celle que Diafoirus donnait à son fils.
(…)
De toute manière, par son dogmatisme, par son constant recours à l’argument d’hérédité, par son fondamentalisme en un mot, le lyssenkisme est étranger aux principes mêmes de la science expérimentale.
(Combat 15 septembre 1948. Cité par Debré P. pp 157-158).

Monod raille et critique le charabia de Lyssenko. Pourtant la biologie française n’est pas insensible aux accents lamarckiens du lyssenkisme et l’on y préfère le néo-lamarckisme de Claude Bernard au darwinisme. Le français Lamarck, au tournant du XVIIIe au XIXe siècle, avait théorisé l’une des toutes premières thèses évolutionnistes modernes, dans laquelle était incluse l’hérédité des caractères acquis, que du reste Darwin n’avait pas écartée. Elle permet de rendre compte de la formidable adaptation des êtres vivants à leur milieu à l’aide d’un modèle en apparence simple et séduisant : si l’action du milieu entraine une modification anatomique ou physiologique, soit une accommodation, et que celle-ci peut être transmise à la descendance, elle devient une adaptation. Les développements très récents de l’épigénétique au XXIe siècle apporteront un éclairage nouveau sur cette question, mais il s’agit là d’une tout autre histoire.

Pour l’heure, Monod rejette fermement l’hérédité des caractères acquis, adhérant à la thèse des généticiens d’un génome immuable, sauf mutation strictement aléatoire et absolument pas dirigée par l’environnement. Au moment où Monod commence ses travaux sur le métabolisme du lactose chez sa bactérie fétiche Escherichia coli, il est donc inconcevable de penser que le lien entre contact de la bactérie avec le lactose et production de l’enzyme qui en assure l’hydrolyse ait un rapport quelconque avec les gènes. Si bien que la seule explication admise alors est l’adaptation enzymatique, au sens où le lactose ferait en quelque sorte mécaniquement son trou sur la bêta-galactosidase. On peut émettre l’idée que son combat mi-scientifique mi-politique contre Lyssenko lui aura un peu préparé le terrain à l’évolution de ses conceptions.

Bibliographie

Patrice Debré, Jacques Monod, Flammarion, 1996.