Presque tous les peintres recherchent des moments picturaux uniques, qui sont rares, précieux et souvent difficiles à obtenir. Thilo Heinzmann a passé plus de 30 ans à tenter de capturer ce genre de moment. S’il est impossible d’en forcer l’apparition ou de s’en fixer l’objectif, il n’arrive toutefois pas naturellement ni sans qu’on y mette de l’intention. Les peintures de l’artiste sont les témoins des configurations et des processus dans lesquels il s’investit afin d’atteindre ces pics de perception sensorielle.

Lorsqu’on fait l’expérience d’une exposition de Thilo Heinzmann, il est fondamental de comprendre les différents plans sur lesquels ses œuvres existent et interagissent, que ce soit au sens physique ou métaphorique. Il y a d’abord la surface peinte et ses limites en tant qu’objet ; puis vient son traitement, avec ajouts et retraits, applications et entailles, incisions et éraflures, étalement de la peinture au pinceau, à l’aide d’outils ou à mains nues, et la manière dont ces gestes se marient, dans un ballet soigneusement chorégraphié en hommage à l’intention et au hasard.

On trouve ensuite sur un plan supérieur leur relation plus large au temps et à l’espace. Ces toiles sont le résultat d’un processus de peinture vivant et direct, et apparaissent ainsi tout à la fois dans un mouvement figé et en tant que résidus matériels d’une réaction intense – leur qualité temporelle est similaire à celle d’une photo prise à travers la vitre d’un véhicule lancé à grande vitesse. Tout comme ces photos, elles montrent à la fois la netteté précise et le flou étendu qui naissent dans cet espace- temps frictionnel, au sein duquel éléments et arrière-plans statiques entrent en collision en un instant.

Si l’on considère leur aspect spatial, les œuvres de l’artiste peuvent aussi bien se contracter vers un centre que s’étendre au-delà de la toile grâce à l’illusion picturale du mouvement, ainsi qu’à leur métamorphose en des peintures-sculptures hybrides, qui se tiennent véritablement dans l’espace, regardent en arrière, deviennent l’une d’entre vous, sont parmi vous, avec vous. C’est aussi comme cela que l’on peut interpréter le titre de l’exposition : œuvres et spectateurs se rejoignent dans un échange d’égal à égal.

La différence entre une telle interaction et la communication actuelle, par exemple entre l’humain et l’intelligence artificielle, c’est que le champ des œuvres de Thilo Heinzmann est pré- ou supra-linguistique, et non pas défini par la sémantique. Elles créent ainsi des expériences nouvelles avant d’être catégorisées par des ordinateurs comme par notre connaissance. Il s’agit là d’une qualité plus profonde, qui garantit la pérennité du langage de la peinture utilisé par l’artiste.