Se déployant sur différents registres que le visiteur est invité à traverser, l’exposition de Bharti Kher semble se déplier en accordéon. C’est un effet très comparable à l’impression que laisse son immense atelier de Gurgaon près de Delhi, vaste chaos d’objets dont l’atmosphère semble se métamorphoser d’un étage à l’autre. On est déconcerté par la diversité des matériaux et la magie de l’alchimie qu’elle convoque grâce à d’étranges conjonctions et disparités.

Les figures de la sculpture « Six Women » n’ont en apparence rien d’extraordinaire. Assises de face, elles sont nues, les contours de leur poitrine et de leur ventre enfouis dans un réconfort mutuel tels les plis du temps. Leurs corps ne révèlent guère de secrets. Kher a privilégié le dispositif conventionnel de l’atelier de l’artiste français du XIXe siècle et de son modèle, le nu féminin – et les arrangements complexes présidant à son choix. À l’occasion de son exposition parisienne, elle propose pertinemment la prostituée comme modèle, sujet prisé de la peinture académique française et motif récurrent de la Belle Époque.

Mais les femmes de Kher ne respirent ni l’ambiguïté de l’idylle ni les promesses des plaisirs offerts dans ces lieux de prédilection qui échauffaient l’imagination de l’artiste du XIXe siècle. Contrairement à « la clarté des becs de gaz » – l’écrin idéal de la prostituée selon Gustave Flaubert –, Kher expose dans la réalité crue de la lumière du jour les figures qu’elle a choisies comme modèles, à Calcutta, dans le quartier de Sonagachi dont le nom signifie en bengali « arbre d’or » – le plus vaste lieu de prostitution d’Asie du sud. Les nus issus du moulage des corps de ces femmes témoignent du lien de confiance et d’intimité qui est au cœur de cette technique.

C’est à un autre portrait que Kher confère une dimension psychologique plus importante : celui de sa mère, “The half spectral thing”. Posée sur le côté, les traits partiellement dissimulés, cette œuvre ne correspond pas au genre du portrait des mères d’artistes. Réalisé comme un hommage, quasi fantomatique, séparé du corps, voire décapité, ce moulage facial s’inscrit dans la lignée de son exploration du corps comme mémoire, de l’esprit comme lieu des émotions. Aux côtés de « Six Women », l’œuvre met en avant le corps féminin âgé dont l’expérience de la vie représente un sujet d’étude en soi.

Kher a travaillé ces dernieres années à ce qu’elle nomme des ‘double sided cabinets’, des vitrines à deux faces. Encadrés de bois massif, ces oeuvres sont le champ de recherche le plus radical qu’elle mène avec le bindi, transformant ce point de couleur qui orne le front des femmes du sous-continent indien en un motif doué d’un effet pictural dynamique et d’un langage propre. Dans « The Betrayal of Causes Once Held Dear » les bindis se déploient en de vastes surfaces peintes révélant des formes cosmiques comme tournant en orbite.

Dans ses grandes œuvres méditatives, l’artiste développe ses expérimentations sur la translucidité, les surfaces réfléchissantes et le corps, les qualifiant de ‘corps obéliscaux recouverts des sept couches épidermiques de la peau et de la mémoire’. Au verso, elle introduit un nouveau matériau dans son œuvre, la cire, qui évoque les potentialités de l’alchimie et de la transformation. Poésie chrétienne et métaphores bibliques foisonnent de références à l’acte de purification par le feu et à la séparation de l’or et de ses scories. Kher privilégie ici la cire, matière plus humble et le seul élément capable de recouvrer sa forme d’origine même après avoir été chauffé et refroidi. Son travail rappelle ici celui de Cy Twombly, dans la relation qu’il établit entre le mot et l’image, le dessin et l’effet d’une surface en dripping, l’’extase et la folie’ selon les mots de l’artiste américain.

Kher rend encore plus complexes les œuvres composées de bindis, faisant d’elles les dépositaires du désir par l’emploi d’un langage propre. Dans « What Can I Tell You That You Don’t Know Already ? » (2013), miroirs, bindis et inox forment comme des paysages, des fleurs séchées et des champs mémoriels. Avec le bindi en forme de point noir, elle crée également avec « Heroides V et VII » des motifs à la fois abstraits, minimalistes et illusionnistes. Imaginées par Ovide, les « Héroïdes » sont les lettres que des héroïnes de la mythologie antique, les femmes de Lesbos, Didon, Phyllis ou encore Pénélope, adressent à leur amant les ayant négligées ou abandonnées. L’intérêt pour la mythologie classique, tant indienne qu’européenne, central dans l’œuvre de Kher, revêt dès lors un aspect à fois autobiographique et personnel.

Dans cette exposition l’artiste dépasse le contenu explicite de ses précédentes sculptures pour s’engager dans un univers plus vaste de significations et de matériaux aux possibilités multiples et sophistiquées. Œuvre modeste en apparence, « Index » détourne un atlas mondial dont toutes les villes ont été systématiquement effacées, raturées, éclipsées. Dans le silence qui émerge désormais, Kher cherche à créer un nouveau langage de décodage des cartes. Ce travail sur la ligne se poursuit dans une série de dessins.

Kher a donné à la série exposée le titre d’Alchemy Drawings. Réalisés sur des anciens registres comptables français, ces dessins pré gurent le mouvement en arc et l’équilibre présents également dans ses sculptures récentes. Avec Equilibrium, ensemble de trois triangles, l’artiste nous attire dans des mondes impossibles dont l’avers serait la fabrique du mythe, et le revers l’échec existentiel. L’idée d’objet impossible, tel le triangle de Penrose, symbolise ainsi des croyances contradictoires, les paradoxes et la faillite de l’utopie. Elle développe le concept d’équilibre à travers trois autres œuvres qui assemblent des objets trouvés disposés en autant de mises en équilibre singulières (« When darkness becomes light », « Still Life »).

La question de l’équilibre se révèle essentielle chez Kher, dont les œuvres apparaissent comme autant de dialogues simultanés dans une même salle. Le jeu des forces de gravité fait ressortir la question de l’harmonie. Elle semble s’attacher tout autant à l’équilibre des forces physiques que psychologiques. Elle produit un « état stable » en faisant appel à une conjonction surréaliste d’éléments. Constituées d’objets trouvés, ces créations aux formes étranges, aussi disparates qu’attrayantes, instaurent une harmonie délicate et subtilement précaire.

L’oeuvre de Bharti Kher procéde par allusion, esquive, utilisant un vocabulaire très codi é. Dessins, effacements, sculptures, bindis et cire: que signi e l’ensemble de ces techniques ? Le recueil des Héroïdes, imprimé délicatement à l’intérieur des bindis, ou les cartes géographiques entièrement effacées puis recon gurées, nous parlent du langage de la création artistique et ses mystères. Ici, Kher semble prendre plaisir à extraire de ses matériaux leur pouvoir de suggestion. Ce qu’elle propose en dé nitive, tandis que l’on décode patiemment son langage, c’est le tout premier aperçu d’un autoportrait. En ligrane à travers les bindis, l’artiste-auteur nous regarde. La conversation peut désormais commencer.

Gayatri Sinha