Joe Black est un créateur d’illusions. Des icônes étrangement familières projetées par nos écrans, affiches et magazines, peuplant l’imagerie et l’imaginaire occidental, sont ingénument représentées. Vraiment ? Un pas en avant, et les portraits souriants aux couleurs acidulées se décomposent en pixels des plus inhabituels.

Soldats, Legos, petites voitures, bougies, punaises, écrous… sorties de la boîte à outils d’un enfant (très) avisé, ces pièces innombrables donnent le vertige. Assemblés et peints à la main avec une minutie frôlant l’obsession, ces objets sont choisis tout sauf au hasard. Vus de près, ils endossent toute leur réalité matérielle, solide, au risque d’éclipser l’image dont ils sont les composantes. Pourtant, c’est un jeu d’allers-retours incessant qui se tisse entre l’objet et le sujet, le contenu et l’expression, la forme et le concept, le médium et le message. Portraits polymorphes appelant des points d’observation multiples, les œuvres de Joe Black se déclinent en d’innombrables niveaux de lecture.

Face à ces images-fantômes disséquées par l’artiste, leur réalité est évidemment mise en cause, tout comme le regard que nous leur portons et la signification que nous y associons. Car la surface de ses tableaux n’est jamais qu’une tranche à deux faces, l’union d’un médiateur matériel– l’objet manufacturé – et de notre représentation mentale du sujet figuré – actrice légendaire, grand couturier, idéal de beauté, figure politique…

L’audace de Joe Black est d’introduire par le choix et l’agencement des objets – qui sont en eux-mêmes des signes – un crissement dans la machine de production du sens. L’image devient une forme évidée, abstraite, tandis que l’objet démultiplié qui la compose lui donne une signification nouvelle, créant un métalangage –militarisme ambiant, substances addictives, maladie mentale, tyrannie des apparences… L’artiste devient alors maître à démanteler et à recréer des mythes au sens de Roland Barthes. Il prend pourtant soin de laisser libre cours à l’interprétation du spectateur, d’ouvrir un champ de significations possibles et d’inviter à ne pas prendre le sens des images pour acquis.

L’artiste pousse d’ailleurs ses expérimentations sur la couleur, la forme et les lignes vers une plus grande abstraction. Il interroge sans relâche notre manière de voir, de regarder, de percevoir. L’investigation des couleurs et des matériaux se fait alors méthodique, l’effet visuel produit quasihypnotique.

Anamorphoses d’Hans Holbein, fresques trompeuses de Jérôme Bosch, portraits phytomorphes de Giuseppe Arcimboldo, tableaux à double lecture de Pieter Bruegel l’Ancien… Joe Black dépoussière la tradition de l’art optique avec des montages aussi détonants qu’inédits. Car au-delà d’un simple jeu optique, ses œuvres sont une mine de références croisées, d’hommages et de clins d’œil artistiques, historiques et populaires. Son art est nourri du Pop Art au Surréalisme, du Op Art au Classicisme... avec humour et irrévérence, il revisite notre iconographie.

Dans le jeu de puzzle que sont ses tableaux, l’absurde côtoie la noirceur, sans faillir à une verve pince-sans-rire toute anglaise. D’après Marcel Duchamp, il décontextualise l’objet et l’image que nous connaissons trop pour laisser jaillir le merveilleux.

Joe Black questionne ainsi notre rapport aux images mais aussi au temps. Le procédé de fabrication de ses œuvres est à lui seul un pied de nez à une production d’images accélérée, saturée et dénaturée à l’extrême. Fastidieux, méticuleux et délicat, chaque trait de pinceau ou disposition d’objet aura des répercussions sur la pièce finale et les dénotations qu’elle essaimera.

Avec mordant et poésie, l’artiste livre un œil neuf et pétillant sur ce qui nous entoure. Plus que jamais, les œuvres de Joe Black appellent à aller derrière l’image.

-Annabel Decoust