La galerie Perrotin, Paris est heureuse de présenter du 16 mars au 13 mai 2017 le film “WRINKLES of The CITY” Istanbul un film de Guillaume Cagniard sur le projet éponyme de JR. La projection du film sera accompagnée d’un accrochage d’œuvres de l’artiste, réalisées dans le cadre de ce projet.

«En l’an 2000, j’avais dix-sept ans. La télévision, le téléphone, l’Internet et les voyages low-cost allaient permettre de franchir de nouvelles limites. Et près de moi, j’avais mes deux grands-mères, nées respectivement en 1915 et 1923. Elles me racontaient leur jeunesse passée sur deux continents différents, leur mari que leurs parents avaient choisi pour elles, l’une me parlait de la décolonisation qui avait transformé son pays, l’autre de la guerre qui l’avait obligée à fuir seule avec son fils, l’une évoquait sa décision de travailler alors que les femmes devaient rester à la maison, l’autre sa difficulté à apprendre la langue française, elles me racontaient des voyages de 200 km qui se préparaient pendant des semaines, leur univers où les rôles étaient définis dès la naissance, et où la religion tenait lieu de morale. Elles me préparaient des gâteaux avec des dattes, de la farine et de l’huile ou des petits biscuits secs très simples.

Les femmes qui me gardaient avaient soixante-dix ans de plus que moi. Au final, je crois que c’est plutôt moi qui les avais en garde.

Évidemment, on ne réalise pas un projet, on ne parcourt pas le monde, on n’écrit pas un livre simplement pour pouvoir y écrire: «À mes grandsmères avec qui j’ai grandi», mais au moment où j’ai rajouté ces mots, cette idée m’a effleuré l’esprit. Avec elles, j’ai traversé le xx• siècle, j’ai partagé leurs secrets, j’ai été en contact avec le sexisme, le racisme, la peur, la bêtise, la guerre, la différence, la soumission, la révolte, le succès, l’exil, les échecs, la tristesse et la joie. Et j’ai eu envie de continuer à voyager dans le passé.

Le projet Wrinkles of the City / Des rides et des villes a commencé en 2000 à Carthagène en Espagne et s’est ensuite déplacé à Shanghai, La Havane, Los Angeles, Berlin et Istanbul. Chacune de ces cités a connu des bouleversements au cours des dernières décennies, ne laissant que des murs et des personnes âgées pour les raconter. Je voulais confronter les façades et les gens, l’histoire collective et les histoires individuelles.

Les femmes et les hommes que j’ai rencontrés sont ainsi les derniers témoins de l’attaque de Carthagène par Franco en 1939, de l’accession au pouvoir de Fidel Castro à Cuba en 1959, de la Révolution culturelle chinoise de 1966 à 1976, de la fin de la ségrégation raciale aux EtatsUnis dans les années 1960, de la chute d’Hitler en 1945 et de la division de l’Allemagne jusqu’en 1989, de la sécularisation de la Turquie (l’arrivée au pouvoir des islamistes à Istanbul en 1994 y mettra fin). Quand ils auront disparu, il ne restera que des versions écrites ou filmées de leurs histoires. Avec eux, on voit passer les grands mouvements qui ont structuré le xxè siècle: le fascisme, le communisme, le nazisme, la lutte pour les droits civiques, la décolonisation, la guerre froide et le capitalisme. Et on pressent les événements qui commencent à secouer le XXIe siècle.

Bien sûr, eux-mêmes ont une vision altérée de leur parcours. Rares sont ceux qui n’étaient pas du bon côté de l’Histoire parmi les personnes que nous avons interrogées. Arrivé à un âge avancé, chacun réécrit son passé. Personne ne nous a avoué qu’il avait été fasciste sous Franco en Espagne ou ségrégationniste aux États-Unis. Ceux qui étaient souvent majoritaires en ces temps-là ont peut-être plus de réticences à s’installer face à une caméra pour raconter leur vie que ceux qui étaient des victimes ou des héros.

En quelques minutes, ils nous disent qui ils sont, ce qu’ils ont fait et ce qui leur paraît intéressant. Les entretiens sont toujours trop courts. Comment une vie entière peut-elle être résumée en peu de phrases? Quelles sont les joies et les douleurs dont le temps ne peut effacer les traces? Au final, qu’est-ce qui compte vraiment?

Pour enregistrer leur mémoire qui coïncide avec celle de leur ville, j’ai saisi les rides de ceux qui avaient vu leur monde se métamorphoser. En les photographiant, j’écoutais leurs parcours de vie. Ceux qui passaient du temps avec mon équipe et moi répondaient aux questions, parfois loquaces, parfois gênés ou réservés. Mais les rides ne mentent jamais. Comme des lignes écrites à la main, certaines irradient à partir des yeux comme des étoiles, d’autres traversent le front harmonieusement, comme des vagues. Chaque chapitre est un moment de leur vie, un écho à tout ce que ces personnages avaient enduré au cours de leur existence. Quand j’eus fini de tourner les pages de leur livre, je les ai installées sur les murs avec de la colle et du papier. Dans chaque ville, les histoires avaient une couleur locale et certaines m’accompagnent.

À Istanbul, je souhaite que la diversité de la ville soit représentée dans mes photos. Nous cherchons un Kurde, un juif. Cela fait tout juste cent ans qu’a eu lieu le génocide arménien et je désire trouver un Arménien d’Istanbul. Dans le Grand Bazar, nous avons rencontré des gens charmants, mais ils ne sont pas très à l’aise pour raconter leur vie ou être collés en grand format sur les murs. Un siècle après les évènements de 1915, la peur est toujours présente.

Je n’ai pas encore fini de dialoguer avec des personnes âgées. Peut- être qu’un jour je reprendrai la route et j’irai à Johannesburg en Afrique du Sud, Moscou en Russie, Delhi en Inde, Oran en Algérie, Buenos Aires en Argentine, Nuuk au Groenland ou Hué au Vietnam. Je ne me lasse pas des murs qui posent des questions aux passants. À quoi pense cet homme quand il ferme les yeux? Quelles sont les premières images qui lui viennent à l’esprit parmi les millions qui ont ponctué sa vie? Pourquoi cette femme a-t-elle un regard triste et pourtant on y voit le début d’un sourire?

Mes rides à moi, celles qui sont en train de se former, qu’est ce qu’elles diront de ma vie?»