Le Jeu de Paume ouvre ses portes à Ismaïl Bahri pour sa première exposition d'ampleur. Né à Tunis en 1978, l’artiste évolue entre Paris et Tunis. Il privilégie la vidéo sans cependant négliger le dessin, la photographie et l’installation. Les travaux d’Ismaïl Bahri résultent souvent d’une série d’opérations dont les acteurs sont toujours des éléments simples issus du quotidien, tandis que l’intrigue se noue dans l’interaction qui s’établit entre eux : une goutte d’eau qui, apposée sur la peau, réagit aux pulsations artérielles, un fil qui se rembobine, les fibres d’un papier qui s’imprègnent d’encre... Par son regard attentif, son sens du détail et son goût pour l’énigme, l’artiste provoque des micro-événements dont il interroge les conditions de visibilité.

« Instruments » offre une sélection de ses principaux travaux à laquelle s’ajoutent deux nouvelles œuvres, pensées et produites pour l’occasion. Cet ensemble de huit œuvres vidéo rend compte des principaux sujets de réflexion irriguant son travail, comme l’élémentaire, la durée, l’échelle, la transformation, mais aussi la visibilité et l’invisibilité, le mystère et sa résolution. L’exposition tente de développer un mouvement d’élargissement progressif, qui part de la sphère intime pour aboutir à une ouverture vers l’extérieur (sur le paysage, la lumière ainsi qu’une certaine forme d’abstraction).

Ismaïl Bahri a fait l’objet de plusieurs expositions personnelles, en 2014 aux Églises – Centre d’art contemporain de la ville de Chelles et à l’Espace Khiasma aux Lilas. Il participe également régulièrement à des expositions collectives. En 2016, son travail a notamment été présenté dans Incorporated! aux Ateliers de Rennes – Biennale d’art contemporain et dans l’exposition « Soulèvements », qui s’est tenue au Jeu de Paume. Par ailleurs, ses vidéos ont été projetées dans de nombreux festivals de cinéma comme au FID Marseille, au TIFF Toronto Film Festival ou au NYFF New York Film Festival. En 2017, il prendra part à la Biennale de Sharjah ainsi qu’à l’IFFR International Film Festival de Rotterdam.

La vidéo occupe une place importante dans le travail d’Ismaïl Bahri. Elle rend possible la restitution des opérations – discrètes et éphémères – menées par l’artiste en intérieur ou en extérieur. Elle lui permet de fixer l’intégralité du processus en cours et d’introduire un potentiel développement, voire, parfois, une certaine narration. Ismaïl Bahri choisit dans certains cas de poser un regard réflexif sur la caméra pour « maintenir un rapport très élémentaire à la technique et à la façon dont apparaissent les images » (Jean- Louis Comolli). Le meilleur exemple en est son film Foyer qui tente de déplier une réflexion sur le cadre et les alentours ainsi que sur l’écran et la projection. Instrument pour voir, la caméra y enregistre une expérience dont elle est elle-même le sujet. Posée dans la rue, elle fait signe dans le paysage. Elle interpelle l’attention des passants qui viennent questionner le filmeur sur l’expérience en cours. Le film est constitué des discussions ainsi enclenchées, faisant de la caméra l’élément qui affecte et s’affecte de l’expérience qu’elle enregistre.

Dans toutes ses pièces, Ismaïl Bahri s’attache à la question du mouvement en étudiant plus particulièrement la manière dont un sujet, change d’état en se mettant en action. Cette dernière est le plus souvent soumise aux conditions de la rencontre entre de deux éléments. Pour l’artiste, il s’agit en effet d’être au croisement, de voir comment un élément peut en raconter un autre. Il se fait l’observateur consciencieux de ces bouleversements et nous les restituent dans des œuvres concises et délicates. Dans Ligne, par exemple, une goutte d’eau apposée sur la peau tressaute – de manière imperceptible de prime abord – à cadence régulière et agit ainsi comme un récepteur-métronome en amplifiant les pulsations du flux sanguin. Le mouvement produit des déplacements, des variations qui convoquent des effets formels.

Ces éléments en mouvement témoignent également du cours des choses et nourrissent une réflexion sur le caractère impermanent de toute forme. Dans le film Source, deux mains tiennent de chaque côté une feuille blanche. Un point incandescent apparaît, devient cercle, trou, s’élargit et se diffuse telle une encyclie sur la feuille qui, corrompue, consumée, se désagrège. Mais le cercle aussi, tout comme la feuille, est condamné à disparaître. Il contient dès son apparition, en germe, les conditions de sa propre disparition.

L’expérience peut s’effectuer sur un temps court, de manière fugace, durer quelques minutes ou même intégrer un cycle en boucle. L’une des forces du travail d’Ismaïl Bahri est de maintenir l’attention. Le regard cherche des indices, des signes, se lance à la recherche de la compréhension d’une image, persiste à vouloir résoudre une énigme.

Dans l’œuvre Dénouement, ce n’est qu’à la sixième minute – presque à la fin de la vidéo – que le paysage abstrait bascule vers la description d’une opération tangible, quand le personnage apparaît comme l’opérateur de la mise en action du fil qu’il manipule.

Ismaïl Bahri porte son attention sur les objets du quotidien présents sous ses yeux. Il les questionne, les éprouve, les regarde sous un autre angle. Ces objets ainsi prélevés – un verre, une épingle, une feuille de magazine – peuvent ensuite reprendre leur fonction première en adoptant des formes simples – rondes, rectangulaires, cylindriques, plates – d’être à l’échelle de la main, de pouvoir être manipulés aisément. D’ailleurs, que ce soit dans Revers, mais aussi dans Dénouement, l’artiste accorde une importance toute particulière à la main. Outil pour travailler, pour s’exhiber, pour communiquer, pour protéger, pour caresser, la main transmet une pensée, une volonté. Sujet des origines, depuis les grottes préhistoriques, la main nous ramène aussi à la sphère intime et domestique, chère à Ismaïl Bahri.

L’œuvre délicate, condensée et rigoureuse d’Ismaïl Bahri pourrait renvoyer à la formule du haïku, cette courte poésie japonaise très codifiée qui a pour objectif de tente de partager une émotion face à la nature changeante tout en incitant à la réflexion. Son travail vise lui aussi à célébrer l’impermanence des choses et à aiguiser l’attention sur ce qui nous entoure.