Je m’assois sur une banquette verte et brûlante et je regarde autour de moi, curieuse, comme toujours, comme chaque fois que je me retrouve au milieu des gens.

Mon attention est captée par un groupe d’enfants qui jouent et qui rêvent sûrement de recevoir en cadeau de nouveaux jeux à partager entre eux. À côté d’eux, un couple d’amoureux qui s’échange des mots doux et des promesses éternelles. L’année prochaine, ils organiseront leur mariage à l’îlet Sainte-Marie, aux Antilles françaises, et ils devront choisir attentivement la période, afin d’éviter les cyclones. Ils sont heureux, tellement heureux... Une vieille femme russe ou polonaise, avec un chapeau de paille assez rétro mais fascinant, est en train de vendre des fleurs colorées aux touristes qui passent ; elle a vraiment besoin d’argent pour son mari hospitalisé à cause d’un léger problème aux poumons. Il a respiré trop de fumée lors d’un incendie de forêt près de leur maison de campagne. L’âge ne l’a sûrement pas aidé à récupérer rapidement. Un chien abandonné cherche quelques chose à manger dans la poubelle délabrée et malodorante à côté des restaurants géorgiens où d’énormes poulets sont rôtis. Les chats sont déjà partis, déçus de n’avoir rien trouvé d’intéressant. Le soleil brille et continuera à briller.

De loin j’aperçois un homme qui lit, la longue barbe blanche, le chapeau sur la tête. Il est complètement absorbé par son roman, par le monde dedans, très différent de celui qui est dehors, que ne lui plaît plus autant. J’aime ce monsieur, j’aime imaginer son nom, son histoire et sa vie. Il pourrait facilement s’appeler Boris, Valery ou Dmitry, comme un grand nombre d’hommes russes. Boris, pour moi. Seulement et précieusement Boris.

Boris est né à Moscou il y a 62 ans. Déjà. Son père était russe, sa mère hollandaise. Il a toujours aimé lire, depuis son enfance quand sa grand-mère lui avait acheté Le Petit Prince, en version bilingue, russe-hollandais. Une édition très rare, découverte comme un miracle, dans un marché aux puces parisien pendant un voyage avec le mari écrivain. Depuis, sa grand-mère lui avait acheté beaucoup de livres, car elle avait compris la grande passion de son neveu pour la littérature. Boris avait alors choisi de s’inscrire à l’Université Lomonosov de Moscou, qui, avec ses étudiants célèbres comme Tchékhov, avait été pour lui le rêve accompli. Lire, écrire, étudier la philosophie, l’histoire et la littérature était devenu la vie quotidienne et naturelle de Boris. Sa curiosité grandissait avec les années et les discussions qu’il partageait avec ses amis. Ensuite, à l’âge de 26 ans, il avait décidé d’aller étudier à Cuba. De cette expérience, aujourd’hui, il ne garde pas seulement les souvenirs et sa femme (il aurait épousé une cubaine) mais aussi la barbe. Les écrits d’Ernesto Che Guevara auraient été l’inspiration de la pureté de sa conduite de vie, toujours à l’écoute et à la disposition de l’autre. Ses trois enfants auraient appris le respect, la discipline, la richesse dans la pauvreté, la fatigue, le sacrifice, l’amour. Oui, car l’amour était, et il l’est encore, l’ingrédient principal de la maison de Boris. L’amour immense pour son épouse Frida, ses enfants Vlad, Ivan et Igor, ses animaux (le chat Romeo, le chien Taras et le canari Pio), sa famille, ses amis, la littérature, la vie.

Boris lit doucement et lentement son roman, attentif, dans ce beau parc de Moscou, absolument insouciant du fait (ou ignorant parfaitement ?) que je suis en train d’imaginer sa vie, serein, seul avec ses pensées et les rêves légers et parfumés sortant de ses pages. Alors je prends un beau rêve qui s’échappe de ces pages et je le garde pour moi, en le remerciant avec un sourire.