Marbre, pierre, granit et graphite sont les matériaux et les couleurs de la quatrième exposition personnelle de Daniel Buren à la galerie kamel mennour. « Au fur et à mesure, travaux in situ et situés », tel est le titre de cette nouvelle intervention de l’artiste français mondialement connu pour ses interprétations poétiques et ses subversions architecturales – éphémères ou durables – de lieux aussi bien publics que privés allant du centre Pompidou à Paris au musée Guggenheim de New York, et plus généralement en Europe, en Amérique du Nord et Amérique du Sud, en passant par Guadalajara et Mexico, ainsi qu’en Afrique et en Asie.

Avec « Au fur et à mesure, travaux in situ et situés », Daniel Buren apprécie, géométrise et arpente un lieu, l’espace de la rue du Pont de Lodi, où, en 1983, il avait déjà réalisé une exposition. La Galerie s’appelait alors Eric Fabre, « Auparavant » en était le titre. Elle fait aujourd’hui l’objet d’un clin d’oeil, d’une « entrée en matière », dans l’actuelle vitrine de la galerie kamel mennour, dont la forme ancienne n’a pas changé.

Cette rencontre entre passé et présent donne l’ampleur spatio-temporelle de l’oeuvre de Daniel Buren qui, depuis cinquante années, marque les esprits et transforme la perception que nous avons de l’art, de l’espace et de notre environnement. Car l’invariant de son « outil visuel » (la fameuse alternance rayée de bandes de 8,7 cm) lui permet l’audace d’une originalité toujours renouvelée.

Tout lieu sur lequel Daniel Buren pose son regard artistique s’ouvre à des points de vue inédits, se réoriente par diffractions ludiques, s’amplifie par projections lumineuses… Il nous fait perdre la boussole du lieu commun. En troublant habitudes et aveuglements, il éveille notre curiosité et notre inventivité. Car le monde nous requiert, il n’est pas défini une fois pour toutes, il se meut entre signes et forces, se borne, se réinitialise, respire… Et l’art est le coeur battant de cette recomposition infinie. « Le langage de la peinture n’est pas […] « institué de la Nature » : il est à faire et à refaire. La perspective de la Renaissance n’est pas un « truc infaillible » : ce n’est qu’un cas particulier, une date, un moment dans une information poétique du monde qui continue après elle », a écrit le philosophe Maurice Merleau-Ponty.

Le fondement de la démarche artistique de Daniel Buren est articulé et mis en oeuvre par la locution « in situ » : « Cela veut dire dans mon esprit qu’il y a un lien volontairement accepté entre le lieu d’accueil et le « travail » qui s’y fait, s’y présente, s’y expose. Ceci vaut pour mon travail sans aucune exception, ici et ailleurs, depuis 1965. » Autrement dit, l’in situ est un engagement de tout l’oeuvre de Daniel Buren dans l’ici et maintenant, qui sont des mots très particuliers car, pour avoir du sens, ils sont dépendants du contexte dans lequel ils sont prononcés. Cette prise de position artistique est majeure. Elle déjoue les a priori les plus tenaces voire les plus prestigieux. Ainsi, l’intervention de Daniel Buren au musée Guggenheim de New York, en 1971 a profondément marqué l’histoire de l’art. Dans le cadre de l’exposition collective « Guggenheim International », il avait alors déployé une toile rayée bleu et blanc de vingt mètres de haut et dix de large au centre de la spirale de l’architecture de Frank Lloyd Wright. Une subversion du lieu que les artistes américains Dan Flavin et Donald Judd en particulier avaient fait bannir en constatant que leurs oeuvres disparaissaient au contact de cette « Peinture-Sculpture. Work in situ »… En 2005, Daniel Buren a été réinvité, pour investir trois mois durant, à lui seul, l’intégralité du fameux musée new-yorkais (« The Eye of the Storm: Works In Situ by Daniel Buren »). Il y a édifié, entre autre, deux murs à angle droit de 30 mètres de haut recouverts de miroirs, animés par les jeux de lumière provenant de la rosace du toit. Cette dernière était recouverte, au rythme d'un panneau sur deux, par des filtres transparents de couleur magenta.

L’in situ est un choix artistique mais également éthique. Il promeut un rapport exigeant entre l’artiste et le monde. L’oeuvre n’est plus assujettie à l’univers extérieur mais met au premier plan l’intime imagination créatrice et l’exploration de points de vue inventifs. Par conséquent, l’institué laisse place à l’oeuvre en formation. Cette dernière réinvente le lieu plutôt que d’être effacée par lui. Les agencements caducs sont mis en demeure de se mesurer à des aunes inédites. La perception redécouvre ses pouvoirs de transformation. L’in situ de Daniel Buren participe à la réinvention du monde.

Annabelle Gugnon