L’esprit de sel est-il un humour pince-sans-rire ? Le safran de Mars apéritif une boisson et le sucre de Saturne de la barbe-à-papa ? Et que dire de l’acide crayeux aériforme ou du gaz sylvestre, de l’air vital, de l’air du feu ou de l’air de vitriol ? L’alchimie et la tradition artisanale ont légué à la chimie un vocabulaire foisonnant autant qu’embrouillé, non dénué de poésie. Une même substance était désignée par plusieurs noms se rapportant aux conditions de son obtention, sans révéler grand-chose de sa composition. Si nommer c’est faire exister, différencier les choses les unes des autres, la nomenclature chimique en cette deuxième moitié du XVIIIe siècle ressemble encore à un catalogue hétéroclite et obscur lorsque Lavoisier entreprend de s’y attaquer.

Est-il plus éclairant de parler d’oxyde de zinc ou de laine des philosophes, d’acétate de calcium ou de sel d’yeux d’écrevisse, de chlorure d’argent ou de lune cornée ? « Ah, la belle chose que de savoir quelque chose ! », faisait dire Molière à son bourgeois gentilhomme. Sachez ici que le sucre de Saturne est de l’acétate de plomb, le safran de Mars apéritif de la rouille de fer ; que l’air du feu, l’air déphlogistiqué, l’air de vitriol et l’air vital ne sont que notre familier oxygène. Or cela n’avance guère le profane, qui préférera savoir pourquoi et comment les chimistes – surtout français – ont, en cette fin de XVIIIe siècle révolutionnaire, déclenché une autre révolution en chimie, en révisant sa nomenclature de fond en comble.

L’héritage antique

Issu de l’arabe el qimiyya, le mot chimie remonterait au grec chéo (verser un liquide ou couler un métal) ou à la terre noire d’Égypte. Cette dualité signe peut-être l’incertitude qui pèse, dès son début, sur la nature et l’histoire de cette science, mais ce serait un autre sujet.

Dès le VIIe siècle av J.-C., Thalès de Milet énonce : « l’eau est le principe de toutes choses ». Un siècle plus tard, Anaximène fait de l’air l’élément primordial, tandis qu’Héraclite choisit le feu. C’est Empédocle (485 – 425) qui énonce la thèse des quatre éléments, unis selon lui en proportions variables par « l’amour » (attraction) ou dissociés par « la haine » (répulsion). Tandis qu’au même moment Anaxagore (480 – 428) admet au contraire l’existence d’un nombre très élevé de corps de base. Pour Platon (428/427 – 348/347), les choses que nous percevons ne sont que les reflets d’êtres géométriques, qui sont leur essence ou forme, qui les précèdent et les préfigurent. Aristote (384 – 322) va réaménager les spéculations antérieures, optant pour 4 éléments : air, eau, terre, feu. Du concept de forme il déduit que les éléments peuvent à leur tour se transmuter les uns dans les autres : un élément en acte contient les autres en puissance. La transmutation, chère à l’alchimie, sera encore convoquée aux XVIIe et XVIIIe siècles pour expliquer la nutrition des plantes et la distillation de l’eau. Toutefois, conscient de la difficulté d’expliquer la variété des corps composés, Aristote introduit la notion de mixtion (mixis en grec, puis mictio en latin) ou composition. Enfin, s’il considère que la matière est continue, sans vide, il admet néanmoins une limite de divisibilité : c’est la molécule, qui occasionnera d’autres malentendus.

Avec Parménide (fin VIe – début Ve) et Leucippe vers 480 av J.-C., on s’était interrogé sur la continuité ou non de la matière et sur l’existence du vide. Ce qui conduit Démocrite (vers 460 – 370) à définir les atomes comme les plus petites parties de la matière, les insécables. En outre indéformables, éternels, mobiles et pesants, ils n’ont surtout pas les mêmes propriétés que les substances naturelles, combinaisons d’atomes.

Le cadre du débat est posé. Attention cependant : les insécables de Démocrite n’ont rien à voir avec les indivisibles d’Aristote. Et c’est ce dernier qui influencera la pensée scientifique du Moyen-Âge au début du XVIIIe siècle. Lavoisier note ceci :

L’admission de quatre éléments qui, par la variété de leurs proportions, composent tous les corps que nous connaissons, est une pure hypothèse imaginée longtemps avant qu’on eût les premières notions de la Physique expérimentale et de la Chimie. On n’avait point encore de faits, et l’on formait des systèmes ; et aujourd’hui que nous avons rassemblé des faits, il semble que nous nous efforcions de les repousser, quand ils ne cadrent pas avec nos préjugés ; tant il est vrai que le poids de l’autorité de ces pères de la philosophie humaine se fait encore sentir, et qu’elle pèsera sans doute encore sur les générations à venir. (…)
(…) Je me contenterai donc de dire que si par le nom d’éléments, nous entendons désigner les molécules simples et indivisibles qui composent les corps, il est probable que nous ne les connaissons pas (…).

(Lavoisier, Traité élémentaire de Chimie. Discours préliminaire)

On ne saurait achever ce trop bref inventaire sans faire mention de l’alchimie, arabe et chrétienne qui fleurit au Moyen-Âge, entre artisanat et mystique. Elle développe tout un art pour distiller et extraire ; produire savons et essences parfumées ; pour l’alliage des métaux ; mettre au point des médecines, teintures et autres encres colorées. Le vocabulaire en sera marqué pour longtemps.

Le virage naturaliste

Pour rendre à César ce qui appartient à César, celui qui a initié la réforme de la nomenclature est un compatriote et ami de Lavoisier, le baron Louis-Bernard Guyton de Morveau (1737 – 1816), juriste et passionné de chimie. Inspiré par le naturaliste Carl von Linné (1707 - 1778), il entend que chaque espèce minérale soit désignée par un double nom. Ainsi le carbonate de fer ne sera que l’un des représentants de la famille des carbonates. Encore fallait-il pour cela en finir avec la thèse des 4 éléments et ses théories dérivées : ce fut là le génie de Lavoisier.

On a décrit ici même dans un autre article comment Lavoisier met fin – au moins partiellement – à la logique des principes hérités de l’alchimie en inventant l’oxygène en même temps qu’il renouvelle la notion d’élément ou corps simple. Voici ce qu’il écrit :

Si, au contraire, nous attachons au nom d’éléments ou de principes des corps l’idée du dernier terme auquel parvient l’analyse, toutes les substances que nous n’avons encore pu décomposer par aucun moyen sont pour nous des éléments ; non pas que ces corps, que nous regardons comme simples, ne soient pas eux-mêmes composés de deux ou même d’un plus grand nombre de principes ; mais puisque ces principes ne se séparent jamais ou plutôt puisque nous n’avons aucun moyen de les séparer, ils agissent à notre égard à la manière des corps simples, et nous ne devons les supposer composés qu’au moment où l’expérience et l’observation nous en auront fourni la preuve.

(Lavoisier, Traité élémentaire de Chimie)

Cette idée de l’élément comme terme ultime connu de l’analyse n’est pas neuve. Au siècle précédent l’irlandais Robert Boyle (1627 – 1691 l’avait énoncée. Lavoisier saura lui donner le relief nécessaire à travers son œuvre majeure, son Traité élémentaire de chimie, présenté dans un ordre nouveau et d’après les découvertes modernes, publié en 1789 à Paris, chez Cuchet, Libraire, rue et hôtel Serpente.

Tableau des substances simples

Lavoisier distingue quatre familles de substances simples. En voici quelques échantillons.
China
La lumière et la chaleur apparaissent comme éléments que Lavoisier a cru pouvoir identifier dans le « feu ». Il dresse ensuite la liste des éléments simples non métalliques, oxydables et acidifiables. Citons pour exemples : le soufre, le phosphore, le carbone ; auxquels il ajoute les radicaux muriatique (dont on reconnaitra le chlore au siècle suivant), boracique, fluorique. Selon lui, l’acidification résulte de l’oxydation, d’où son erreur en créant le terme oxygène. Puis il fait la liste des éléments métalliques : on en connait alors 17. Enfin :
China
Jusqu’ici, les choses sont encore assez simples et les appellations nouvelles sont proches des anciennes, sauf surtout pour l’oxygène et l’hydrogène, certes mis en évidence avant lui mais dont Lavoisier a radicalement modifié la conception.

Les substances composées

Ça se complique lorsqu’on passe aux substances composées, d’où les compromis avec les anciennes appellations. Dans son ambition de décrire la totalité des corps composés dans les trois règnes, minéral, végétal et animal, Lavoisier se livre à un exercice de vocabulaire non dépourvu d’incertitudes. Il liste par exemple parmi les « radicaux hydrocarboneux, ou carbone-hydreux du règne végétal, susceptibles d’être oxydés & acidifiés » : les radicaux tartarique, malique, citrique, oxalique, etc. Parmi les « radicaux hydrocarboneux du règne animal » il relève : les radicaux lactique, formique, bombique, prussique. Jusque-là le chimiste actuel s’y retrouve. Il s’y entend presque lorsqu’il précise que les « radicaux du règne végétal donnent par un premier degré d’oxygénation des oxydes végétaux ; tels que le sucre, l’amidon, la gomme (…) ». Mais on n’y est plus quand il écrit : « *Les radicaux animaux donnent les oxydes animaux, tels que la lymphe, &c. &c *».

La nomenclature des espèces minérales est en revanche proche de ce que la chimie actuelle a retenu, l’oxygène ayant offert un cadre de compréhension plus efficace. Quelques exemples auxquels nous avons ajouté les noms et les formules chimiques actuels, proches dans le fond.

Avec les substances simples non métalliques (exemples) :
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Fauché par la guillotine en pleine terreur révolutionnaire, Lavoisier, qui ne jurait que par l’analyse chimique, aurait-il su tirer parti de la subtile distinction structurale atome / molécule qui s’imposa en chimie à peine deux décennies après sa mort prématurée ? Tandis que la chimie du vivant encore balbutiante à la fin de son siècle ne laissait pas à Lavoisier d’autre choix que d’interpréter l’amidon ou l’albumine comme des degrés d’oxydation supérieurs de la matière. Comment aurait-il pu en effet y voir l’articulation monomères / polymères qu’élucidera la biochimie à partir de la fin du XIXe siècle ?

Références bibliographiques

Bensaude-Vincent B., Lavoisier, Flammarion, 1993.
Bensaude-Vincent B., Stengers I., Histoire de la chimie, Ed La Découverte, Paris, 1995.
Lavoisier L., Traité élémentaire de chimie.
Vidal B., Histoire de la chimie, P.U.F. Que sais-je ?, 2ème édition mise à jour, 1998.
Zarka Y., (avec la collaboration de M-F Germain) Lavoisier, le chimiste français, Chemins de tr@verse, 2015.