Ayant questionné l’existence d’un ordre de la nature, Buffon s’est trouvé empêtré dans une critique radicale de la classification des espèces en voulant s’opposer au naturaliste suédois Linné (lire ici Buffon et l’ordre de la nature), tout en recherchant, comme à son habitude, un habile compromis. L’enjeu est d’importance en ce siècle des Lumières qui remet en question les certitudes établies. Après le coup porté depuis le XVIe siècle à la place de la Terre dans le système solaire, que l’Église a eu tant de mal à digérer, et tandis que se répandent les options déiste (Voltaire) ou subrepticement athée (Diderot), un dernier pas reste à franchir : l’origine de la vie, et plus encore celle de l’Homme.

Le naturaliste Linné ne s’y était pas trompé, qui ne prétendit pas que sa classification fût naturelle. Buffon lui emboite le pas, conscient du risque qu’une classification qui se voudrait naturelle fait courir à la Création divine. En 1753, il pose les termes de l’alternative : si la classification est naturelle, alors Dieu n’y a plus sa part puisque c’est la nature qui agit ; si la classification n’est qu’un artifice de la pensée humaine, alors on peut « sauver » la thèse de la création. C’est ce dernier choix que propose Buffon, sans qu’on puisse être assuré qu’il n’ait pas été purement tactique.

Une ébauche de l’idée d’évolution

En effet, l’extrait qui suit est assez éloquent pour qui sait le lire. Sur la notion de famille comme taxon, dont on sait que Linné lui-même se méfiait, Buffon écrit :

… doit-on en conclure que dans cette grande et nombreuse famille, que Dieu seul a conçue et tirée du néant, il y ait d’autres petites familles projetées par la Nature et produites par le temps ? (…) Si ces familles existaient en effet, elles n’auraient pu se former que par le mélange, la variation successive et la dégénération des espèces originaires ; et si l’on admet une fois qu’il y ait des familles dans les plantes et les animaux (…) on pourra dire (…) que chaque famille, tant dans les animaux que dans les végétaux, n’a eu qu’une seule souche, et même que tous les animaux sont venus d’un seul animal, qui, dans la succession des temps, a produit en se perfectionnant et en dégénérant toutes les races des autres animaux. (…) S’il était vrai que l’âne ne fût qu’un cheval dégénéré, il n’y aurait plus de bornes à la puissance de la Nature, et l’on n’aurait pas tort de supposer que d’un seul être elle a su tirer avec le temps tous les autres êtres organisés. Les Naturalistes qui établissent si légèrement des familles dans les animaux et dans les végétaux ne paraissent pas avoir senti toute l’étendue de ces conséquences. (…) Il est certain, par la révélation, que les animaux ont également participé à la grâce de la création, que les deux premiers de chaque espèce et de toutes les espèces sont sortis tout formés des mains du Créateur, et l’on doit croire qu’ils étaient tels alors, à peu près, qu’ils nous sont aujourd’hui représentés par leurs descendants.

(Buffon, Histoire naturelle, L’âne. Tome IV, 1753)

Ce texte est admirable puisqu’il propose une vision évolutive des espèces par descendance les unes des autres, tout en s’empressant de récuser cette thèse. S’agit-il d’une ruse, lui qui a dû se rétracter à contre-cœur sur l’âge de la Terre (voir ici Buffon, le naturaliste philosophe) ? Ce n’est pas impossible. Toutefois, l’argumentation de Buffon demeure ambiguë du fait qu’il change partiellement d’avis entre le milieu du siècle et la fin des années 1770.

On doit à Maupertuis (1698 - 1759) d’avoir ébauché dès 1751, dans son Système de la Nature, une thèse transformiste aux accents presque darwiniens. Il commence par attribuer l’apparition de formes anormales chez une espèce à un accident intervenant au cours de la reproduction. Puis il extrapole à toute l’histoire des espèces, faisant jouer le hasard et le temps, sans la moindre intervention divine. Le risque de censure sur ce sujet était-il plus faible que sur l’âge de la Terre ? Difficile à dire, à moins que la moindre notoriété de Maupertuis l’en ait épargné.

Ne pourrait-on pas expliquer par là [l’accident de reproduction] comment de deux seuls individus la multiplication des espèces les plus dissemblables auraient pu s’ensuivre ? Elles n’auraient dû leur première origine qu’à quelques productions fortuites [fruit du hasard], dans lesquelles les parties élémentaires [les semences] n’auraient pas retenu l’ordre qu’elles tenaient dans les animaux pères et mères : chaque degré d’erreur aurait fait une nouvelle espèce, et à force d’écarts répétés serait venue la diversité infinie des animaux que nous voyons aujourd’hui, qui s’accroîtra peut-être encore avec le temps, mais à laquelle peut-être la suite des siècles n’apporte que des accroissements imperceptibles. (Les passages entre crochets sont de l’auteur du présent article).

(Maupertuis, Système de la Nature (Roger, 1989))

L’erreur et l’accident fortuits ne manquent pas de faire penser, avec le regard de la biologie actuelle, à la mutation de la génétique moderne. Et, dans une évolution aussi lente que graduelle, il est assez logique qu’on ne puisse pas la voir opérer sous nos yeux : objection classiquement formulée contre l’idée d’évolution. Or Buffon objecte de façon plus sérieuse : si l’Âne dérivait du Cheval, cela se ferait par étapes, et l’on devrait trouver dans la nature les espèces intermédiaires, ce qui n’est pas le cas. Pour Buffon, il y a donc bien un mur infranchissable entre les variations interindividuelles au sein de l’espèce, et l’apparition d’une nouvelle espèce. Il écrit encore en 1765 :

L’empreinte de chaque espèce est un type dont les principaux traits sont gravés en caractères ineffaçables et permanents à jamais…

(Buffon, Seconde vue de la Nature, 1765)

Personne n’est encore en mesure de concevoir un schéma d’évolution autre que linéaire, et l’argument de l’absence de « chaînon » intermédiaire est imparable. Dans la biologie actuelle, cette objection est levée par la thèse de l’ancêtre commun dans un modèle de parenté entre espèces en forme d’arbre.

Évolution ou création ? Dégénération !

Au temps de Buffon, la vieille idée qui remonte à Aristote d’une échelle croissante de perfection allant du minéral à l’Homme – voire, pour les chrétiens, allant jusqu’aux anges et à Dieu – reste vivace. Elle fut encore développée par Leibniz à la fin du XVIIe siècle.

C’est ce que Buffon récuse, avec l’impasse qu’il met en évidence sur les rapports du Singe et de l’Homme. La ressemblance entre ces genres est telle qu’il paraît légitime de les regrouper dans une seule famille. Dans le modèle de l’échelle des êtres, rejeté par Buffon, l’Homme est forcément plus perfectionné que le Singe. Dans un modèle transformiste que Buffon rejette aussi, l’Homme devrait dériver du Singe : impensable ! Il ne resterait alors qu’à admettre que le Singe est un Homme dégénéré : il serait donc postérieur à l’Homme et de ce fait plus évolué que lui ! Tout aussi impensable.

Voilà pourquoi Buffon préfère, à une vision hiérarchique de la nature, l’image du « réseau » horizontal des relations entre les espèces où l’ordre est beaucoup moins net. Et s’il ose avancer, très subrepticement, une hypothèse transformiste, il est enclin à la penser, très prudemment et avec les réserves qui viennent d’être indiquées, en mode de dégénération. Un terme à prendre au sens propre : le genre, premier dans la création, est dégradé, décliné en espèces dérivées dans un processus naturel qu’on ne saurait qualifier, chez Buffon, de spéciation au sens de Darwin.

Cette idée de dégénération est pourtant le signe que la pensée de notre naturaliste philosophe s’est remise en marche. Le voici en train d’ébaucher le raisonnement selon lequel les ressemblances et les différences entre espèces, leur distance, signent leur plus ou moins grand degré de parenté, de filiation. Lorsqu’il aborde les animaux du Nouveau Monde dans l’Histoire naturelle où ils sont placés à part, il note :

Le lama et la vigogne paraissent avoir des signes plus significatifs de leur ancienne parenté, le premier avec le chameau, et le second avec la brebis.

(Buffon, Histoire des animaux)

Scrupuleux, fortement ébranlé par l’existence de ces animaux du Nouveau Monde, il écrit en 1776 :

En général, la parenté d’espèce est un de ces mystères profonds de la Nature que l’homme ne pourra sonder qu’à force d’expériences aussi réitérées que longues et difficiles. Comment pourra-t-on connaître, autrement que par les résultats de l’union mille et mille fois tentée des animaux d’espèce différente, leur degré de parenté ? L’âne est-il parent plus proche du cheval que du zèbre ? Le loup est-il plus près du chien que le renard ou le chacal ? A quelle distance de l’homme mettrons-nous les grands singes qui lui ressemblent si parfaitement par la conformation du corps ? (…).
Combien d’autres questions à faire sur cette seule matière, qu’il y en a peu que nous puissions résoudre !

(Buffon, Les mulets, Supplément, III 1776)

N’est-ce pas là un véritable programme de recherche que dessine Buffon ? S’il a donc incontestablement évolué dans sa pensée, c’est pour faire de la nature un substitut à l’idée divine : Buffon lui accorde un projet explicite qui est la réplique du progrès technique accompli sous la direction humaine. À l’image de ce qui se passe dans un bureau d’étude ou dans un modeste atelier d’artisan, « dame nature » confectionne des sortes de prototypes dont les ratés sont éliminés, sauf quelques monstruosités conservées précisément pour nous donner à voir l’étendue de son projet. On est en plein finalisme, mais on manquait à cette époque de l’audace, et surtout des outils conceptuels nécessaires pour articuler, pour reprendre le mot de Jacques Monod au XXe siècle, le hasard et la nécessité, idée pourtant déjà formulée par Démocrite au Ve siècle avant notre ère. Buffon écrit encore dans son Histoire des Oiseaux :

L'échasse est dans les oiseaux ce que la gerboise est dans les quadrupèdes : ses jambes, trois fois longues comme le corps, nous présentent une disproportion monstrueuse; et en considérant ces excès, ou plutôt ces défauts énormes, il semble que, quand la nature essayait toutes les puissances de sa première vigueur, et qu'elle ébauchait le plan de la forme des êtres, ceux en qui les proportions d'organes s'unirent avec la faculté de se reproduire ont été les seuls qui se soient maintenus : elle ne put donc adopter à perpétuité toutes les formes qu'elles avait tentées ; elle choisit d'abord les plus belles pour en composer le tout harmonieux des êtres qui nous environnent ; mais, au milieu de ce magnifique spectacle, quelques productions négligées, et quelques formes moins heureuses, jetées comme des ombres au tableau, paraissent être les restes de ces dessins mal assortis et de ces composés disparates qu'elle n'a laissé subsister que pour nous donner une idée plus étendue de ses projets » (passages soulignés par nous).

(Flourens, 1860)

Paradoxalement, Buffon écrit donc une Histoire naturelle dont il signe en quelque sorte la mort : l’histoire naturelle est surtout descriptive alors qu’il voudrait fonder une science explicative du vivant, celle que Lamarck popularisera bientôt sous le nom de biologie. Or pour cela, il faut s’attaquer au « noyau dur » de ce qui demeure le plus mystérieux dans le vivant : comment il est organisé, se nourrit et se reproduit.

Références

Buffon, Histoire naturelle – Choix et préface de Jean Varloot, Folio Gallimard 1984.
Flourens P., Des manuscrits de Buffon avec des fac-similés de Buffon et de ses collaborateurs, Garnier Frères Libraires-éditeurs Paris 1860 (numérisé par Google).
Monod J., Le hasard et la nécessité, essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Seuil 1970.
Roger J., Buffon, un philosophe au Jardin du Roi, Fayard 1989.
Zarka Y., Buffon le naturaliste philosophe, Chemins de tr@verse 2013.