Bordeaux, fin juin 2023, 21h15 environ, le ciel est encore clair, le temps est chaud, de bonnes bouteilles. Me voilà dans un cadre superbe, le « Winehub », un lieu de séminaire, de rencontres, de conférences, majestueux, complètement consacré aux connaisseurs du vin. Toutes les conditions sont ainsi réunies pour passer une excellente soirée.

Les quais, une soirée arrosée de crus plus fameux et subtils les uns que les autres. Nous voilà tous assis autour de petites tables, avec 17 bouteilles à déguster, ou à tester. Il ne s’agit pas d’un défi à relever, mais d’une expérience professionnelle en réalité. Tous ces experts, oenologues, producteurs, connaisseurs et autres parties prenantes viticoles sont réunis autour des problématiques de la commercialisation du vin, depuis l’environnement, jusqu’à l’étiquetage, en passant par les nouvelles technologies pour que le monde du vin puisse épouser les changements de paradigme que connaissent nos décennies. Je suis là en tant qu’experte en communication en anglais, et je savoure chaque instant, et chaque gorgée… et observe… Quel meilleur autre lieu que Bordeaux, cette ville vinicole iconique, (capitale du vin, s’il en est) où les quais sont jonchés de bars à vin, formations MBA « spécialité vin », autres restaurants aux promesses gustatives et œnologiques incroyables, pour réunir les experts de ce formidable cluster qu’est la « Wine Tech » ?

Nous voilà donc réunis autour d’une table après cette rencontre professionnelle, et voici cet expert assis à côté de moi, en train de déguster un blanc. L’expert prend une des bouteilles de vin sur la table, et verse le savoureux breuvage, un blanc, une jolie couleur jaune paille qui donne envie d’y tremper ses lèvres… Il tient le grand verre-ballon par le pied, le tourne avec fermeté et ampleur, le regarde avec attention, hume le vin, plonge son nez de nouveau, continue de sentir le vin comme pour vérifier l’information qui venait à ses papilles, ne le goûte pas et dit « je passe mon tour ! ». Interloquée de voir qu’il ne goûte même pas le vin, juste sur l’analyse qu’en fait son nez…. Je l’interpelle, et il me dit naturellement, « pas la peine de le tester ». Ainsi, juste l’odeur du vin lui a t-il permis de ne pas le goûter. Il savait que ce qu’il allait déguster n’allait pas lui plaire. Je suis restée pantoise. Cela m’a vraiment interloquée. Quel niveau de connaissance, et d’expertise ! Alors quand il s’est agi de choisir un thème pour écrire mon nouvel article, le sujet de l’expertise m’a paru opportun.

« Expertise » : Du latin expertus, éprouvé, « qui a fait ses preuves » et dont certains dérivés sont des mots comme l’expérience, ou encore expérimenter, la confiance en soi, dont j’ai d’ailleurs parlé dans mon article précédent. Comme l’étymologie du mot le rappelle, l’expertise ramène à l’expérience. Ce partage d’expérience ce soir-là à Bordeaux me ramène à la compétence et aux quatre niveaux de compétences… Le propre de la compétence est qu’elle est encrée par la répétition du geste, donc par la pratique… donc ici, la pratique consiste à entraîner ses papilles et son odorat à reconnaître les parfums, les senteurs, les goûts et y associer des crus, des cépages, des terroirs, des origines des années… selon le niveau…. d’expertise.

L’œnologie n’est autre que le travail de la compétence de la papille, et de l’odorat, donc de leur entraînement. Ceci est illustré par les quatre niveaux de compétences par Abraham Maslow, suivant cet ordre :

  • L’incompétence inconsciente… « je ne sais pas que je ne sais pas ». Par exemple, je ne connais pas l’existence des vendanges tardives, et je ne saurai identifier les vins et les goûts qui y sont associés.
  • La deuxième étape est l’incompétence consciente, cas dans lequel, vous connaissez certes l’existence de la vendange tardive, mais vous ne saurez pas identifier les vins associés.
  • Ensuite, dans l’échelle ascendante, nous avons la compétence consciente. L’existence de la vendange tardive est connue et vous en maîtrisez la connaissance, les cépages associés et les vins car vous les avez goûtés et savez en reconnaître les spécificités. Ce niveau de compétence nécessite de l’attention et de la conscience dans sa pratique.
  • Et enfin, nous avons la compétence inconsciente, où la maîtrise de la technique est en mode automatique. Dans l’exemple précédent, vous sauriez reconnaître le vin les yeux fermés.

Mais ce niveau de compétences, ou encore l’expertise, qui associe un niveau de connaissance, de compétences qui cumule des heures de recherche, des années de vie, et nécessite de l’engagement ne requiert-t-il pas aussi un autre champ beaucoup plus profond et holistique que ce qui est impliqué par la simple répétition d’un geste pour atteindre le 4ème niveau de compétences. Car une fois que ce dernier niveau est atteint, il est une autre dimension que celle épousée par les « sans compromis », les « entiers », les « casse-pieds », « les passionnés »...ceux qui mettent du cœur à leur activité, leur ouvrage, leur œuvre, leur travail, pour trouver l’accomplissement. Accomplir, s’accomplir, s’engager, aller toujours plus loin, toujours et encore comprendre un peu plus chaque jour. Cette dimension émotionnelle et la recherche de l’accomplissement de soi dans l’activité choisie élève la tâche à une dimension supérieure, magique et intemporelle, le don de soi, la grâce.

Peut-on sur la durée, passer un temps que l’on ne compte plus, passer sa vie, sans mettre du cœur à ce que l’on fait ? Les exemples sont très nombreux, la gastronomie, la musique, la pratique de la danse, la peinture, la sculpture, les pratiques artistiques, le sport de haut niveau, l’œnologie, l’art nous donnent de véritables leçons de vie. Nous sommes ébahis devant la beauté d’une œuvre, le sens du détail, l’inspiration, ou le niveau atteint par un sportif…

Ce niveau de compétence ne saurait être atteint sans le cœur qu’on y met, car le temps est alors suspendu ... C’est ce que je nommerai, « la compétence du cœur ». La compétence du don de soi dans ce que l’on décide de faire et qui s’impose à soi, parce qu’on le fait avec son cœur. C’est sans doute ce que nous devrions rechercher pour notre vie.