Il y a soixante-quinze ans, le 12 décembre 1948, l'Assemblée générale des Nations unies adopta une "Déclaration universelle des droits de l'homme". Sur les 58 États membres, 48 ont voté pour, 2 n'ont pas participé au vote et 8 se sont abstenus (Afrique du Sud, Arabie Saoudite et six pays d'Europe de l'Est). La DUDH était un document non contraignant, mais elle a depuis servi de base à des dizaines de conventions et de traités internationaux sur les droits humains. Aujourd’hui, elle est adoptée par tous les États membres de l'ONU.

La conséquence la plus importante de ce document historique a été l'adoption, près de vingt ans plus tard, en 1966, de deux conventions internationales, l'une sur les droits civils et politiques et l'autre sur les droits économiques, sociaux et culturels.

D'autres résolutions importantes ont été adoptées concernant les droits des femmes, des enfants et des populations autochtones. Il existe également un "droit au développement" qui est actuellement réexaminé pour ajuster la réflexion sur les droits humains, sur l’égalité et le développement social.

Cette réflexion sur les droits humains a toujours été appréhendée de manière paradoxale. D'une part, de nombreux mouvements sociaux du Sud les ont utilisés pour légitimer et renforcer leurs revendications nationales. Lorsque les gouvernements refusaient de céder aux demandes des femmes ou des communautés indigènes, ces demandes étaient portées à New York ou à Genève et étaient le plus souvent considérées comme pertinentes. Dans cette même logique, plusieurs conférences mondiales ont été organisées, dont les résultats ont ensuite été utilisés au niveau national. C'est ainsi qu'est née une intéressante coopération réciproque entre les niveaux local, national et mondial.

Sur des questions spécifiques, telles que l'alimentation, la pauvreté, le logement, le vieillissement, la liberté d'expression et bien d'autres sujets, le Conseil des droits humains peut nommer des rapporteurs spéciaux chargés d'examiner la situation mondiale, régionale ou nationale en termes de réalisation et de respect des droits humains. Il s'agit d'une procédure spéciale très utile pour se concentrer sur certains des problèmes les plus urgents dans le monde.

D'autre part, de nombreux mouvements sociaux du Sud ont rejeté l'accent mis sur les droits de l'homme parce que la Déclaration universelle est, selon eux, un produit "occidental" qui ne tient pas compte des besoins spécifiques et surtout des différentes cosmovisions des peuples du Sud. Cet argument n'a, à mon avis, qu'une pertinence très limitée, puisque, comme nous l'avons dit plus haut, les peuples indigènes ont utilisé la philosophie des droits de l'homme pour promouvoir et défendre leurs droits. De même, plusieurs représentants du Sud ont participé à la rédaction du texte de la Déclaration universelle, même si, il est vrai, ils avaient été formés dans le Nord et partageaient sa philosophie.

Outre ces problèmes, il subsiste de sérieuses différences dans les procédures de contrôle et de plainte pour les droits civils et politiques et pour les droits économiques, sociaux et culturels. Même si des progrès ont été réalisés ces dernières années, il est toujours beaucoup plus difficile de revendiquer légalement les droits économiques et sociaux énoncés que les droits politiques et civils.

Hypocrisie

Un argument plus sérieux contre la philosophie des droits humains concerne la sélectivité avec laquelle elle est utilisée par les puissances occidentales. Des pays socialistes comme l'Union soviétique et les pays d'Europe de l'Est pendant la guerre froide, ou la Chine, Cuba et le Venezuela plus récemment, ont été accusés de graves violations des droits humains. Ce qui se passe dans des pays alliés comme l'Arabie saoudite ou des pays d'Amérique latine dirigés par des gouvernements de droite - pensons aux dictatures militaires des années 1980 - a été toléré.

À ce niveau, de graves problèmes se posent.
En premier lieu, les puissances occidentales et souvent hégémoniques se sont toujours concentrées sur les droits civils et politiques. Or, les droits humains sont non seulement universels, mais aussi indivisibles. On ne peut pas respecter les droits civils et politiques si la population est affamée et extrêmement pauvre. Le droit à l'éducation ou au logement ne peut être respecté dans un pays si les institutions financières internationales plafonnent les dépenses sociales. De même, un droit de vote démocratique n'a pas de sens si les gens ne savent ni lire ni écrire, ou si les droits de participer aux débats publics et politiques sont limités.

Cette hypocrisie et cette sélectivité sont particulièrement marquées dans les rapports réguliers sur les droits humains publiés par les États-Unis. Ils condamnent fermement la Chine pour ses politiques au Xinjiang à l'encontre des Ouïghours musulmans, ils condamnent fermement l'Iran pour la répression des manifestations sociales du mouvement "Femmes, vie, liberté". Le style est très différent lorsqu'ils parlent d'Israël, de l'Arabie Saoudite ou du Guatemala, mentionnant des "rapports" ou des "rapports crédibles" de violations, mais sans un rejet global de leurs politiques.

Cette sélectivité nuit gravement à la crédibilité des pays occidentaux qui fermeront les yeux sur les violations graves dans certains pays et ergoteront sur d'autres. Quant aux contrevenants, elle leur permet d'ignorer totalement les plaintes de leurs citoyens et de leurs mouvements.

Nord et Sud

Une fracture entre le Nord et le Sud s'est également développée au cours des dernières décennies. Elle a d'abord été liée aux promesses de développement non tenues et à la domination persistante des institutions financières internationales, imposant leurs dogmes néolibéraux à des pays que l'on disait souverains et indépendants. Aujourd'hui, les "pays les moins avancés" sont plus nombreux que lorsque la CNUCED a commencé sa catégorisation. Les promesses d'aide n'ont jamais été tenues.

Une deuxième vague de désespoir est apparue peu après que les pays en développement, ainsi que les pays socialistes d'Europe de l'Est, ont adopté la démocratie et des économies capitalistes et/ou néolibérales. Il est évident que cela n'a pas conduit spontanément à plus de bien-être, en dépit de toutes les promesses, bien au contraire. Même si la démocratie est bien plus attrayante que les régimes autoritaires, si les règles de l'économie et les rapports de force géopolitiques ne changent pas, les pays et les peuples continueront d'être opprimés et maintenus dans la pauvreté. Il n'est pas étonnant que, dans de nombreux cas, les gens tentent de trouver refuge auprès des partis populistes de droite qui promettent désormais l'ordre, la stabilité et le bien-être.

Il y a quinze ans, l'écrivain suisse Jean Ziegler parlait déjà de la "haine" des pays du Sud à l'égard de l'Occident. On pensait alors que c’était exagéré, mais il n’est certain que c'est encore le cas aujourd'hui. C'est un fait que les pays du Sud n'acceptent plus volontiers toutes les recettes politiques et économiques qui leur sont imposées. Leur intérêt pour des alliances alternatives telles que les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) en est la preuve.

La vague de méfiance actuelle est née de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Il fallait évidemment la condamner, mais la façon dont les pays occidentaux ont refusé de regarder le contexte et les événements passés dans la région, permettant d'expliquer - et non de justifier - l'invasion, a été la raison pour laquelle de nombreux pays ont refusé de se joindre aux sanctions occidentales. Les États-Unis, qui se veulent le "leader du monde libre", ont dû admettre qu'un grand nombre de pays ne les suivaient pas. Mais l'événement le plus désastreux, dans tous les sens du terme, a été l'attaque du Hamas contre Israël et la guerre qui s'en est suivie contre la bande de Gaza et la population palestinienne. Une fois de plus, cette horrible attaque doit être condamnée et il n'y a aucune raison de justifier le régime autoritaire du Hamas à Gaza.

Ceci étant dit, il est évident que le contexte doit être pris en compte et que la guerre qui s'ensuit contre la population palestinienne doit être condamnée avec autant de véhémence. La Palestine est un territoire occupé avec les obligations qui en découlent pour la puissance occupante. Si l'attaque du Hamas peut être considérée comme un crime de guerre, cela ne signifie pas l'impunité légale pour Israël. Comme l'affirme Richard Falk :

Tout comme le Hamas n'avait pas le droit de commettre des crimes de guerre parce qu'il était intensément provoqué par des décennies de provocations criminelles israéliennes, Israël n'a pas non plus le droit, lorsqu'il agit en représailles, de suspendre la pertinence du droit pénal international et d'agir sans les contraintes de la loi.

Dans le passé, Israël a été condamné à plusieurs reprises pour ses actions en Palestine. Qui se souvient encore et ose évoquer les résolutions 242 de 1967 et 338 de 1973, adoptées par le Conseil de sécurité de l'ONU, demandant à Israël de se retirer derrière les frontières de 1967 ?

Dans une célèbre déclaration de la Communauté européenne, le droit des Palestiniens à l'autodétermination a été confirmé à Venise en 1973. Elle précise même que la force peut être utilisée pour mettre en œuvre la déclaration. Dans ses résolutions de 1974 et 1982, l'Assemblée générale des Nations unies a confirmé le droit à la résistance des Palestiniens, y compris la lutte armée. En 1988, Yasser Arafat, de l'OLP, a été officiellement invité par le groupe socialiste au Parlement européen.

Il ne fait aucun doute que les actions actuelles d'Israël à Gaza constituent une violation du droit humanitaire. Le soutien inconditionnel que le pays reçoit des États-Unis et d'autres puissances occidentales ne peut que creuser le fossé entre le Nord et le Sud. De même, l'aide humanitaire alors que la bande de Gaza est bombardée, que les frontières sont maintenues fermées et que le carburant ne peut entrer dans le territoire, est une plaisanterie cynique.

Un cessez-le-feu immédiat est la première mesure à prendre, une aide humanitaire complète est nécessaire, mais surtout une solution permanente, durable et juste doit être trouvée pour la population palestinienne. Les Israéliens ne peuvent être libres tant que les Palestiniens ne le sont pas. Aucun peuple ne peut vivre dans la peur permanente et les humiliations quotidiennes.

Le respect des droits humains, partout, le respect du droit international et le respect du merveilleux mais perfectible système multilatéral que le monde a été capable de créer après la seconde guerre mondiale est une nécessité urgente si nous voulons éviter une troisième guerre mondiale. Le multilatéralisme est aujourd'hui en danger, certaines puissances occidentales commencent à rejeter l'ONU impuissante... À un moment où, au niveau technologique, économique et même social, le monde est un, la politique est en train de le diviser et de le détruire. Nous ne devons pas laisser faire.