On l’a vu précédemment, Jacques Monod commence sa carrière scientifique comme biochimiste et microbiologiste et, lorsqu’il adopte la bactérie Escherichia coli, matériel de son patron André Lwoff à l’Institut Pasteur, il s’occupe de biométrie. De quoi s’agit-il ? Cela consiste à étudier la croissance des colonies bactériennes dans des conditions différentes. La biométrie à cette échelle ressemble à la démographie. Une population composée au départ d’un très petit nombre d’individus, voire d’un seul, convenablement nourrie, croît. En effet, les cellules bactériennes, individus de ces populations appelées colonies (ou clones quand on part d’une seule cellule), se reproduisent dans ces conditions par simple division cellulaire, sans sexualité. Et quand la nourriture s’épuise, la croissance de la population s’arrête. Jacques Monod s’emploie à faire varier les sources de nourriture, en particulier les sucres.

Quel rapport tout ceci peut-il avoir avec un mécanisme de régulation impliquant l’intervention des gènes ? Ce devenu célèbre « opéron lactose » qui a valu à Lwoff, Monod et Jacob un prix Nobel ! Patience.

L’énigme de la diauxie

Monod fournit donc à ses colonies bactériennes des sucres différents ainsi que des combinaisons différentes de sucres simples. On sait depuis 1900 que lorsqu’on change la source de nourriture d’une bactérie, apparaissent dans les cellules les enzymes nécessaires à l’utilisation du nouveau nutriment. Ce phénomène avait été baptisé « adaptation enzymatique » par le finlandais Henning Karström en 1930, sans qu’on ait idée de son mécanisme.

Très vite, le biométricien va être confronté à une énigme, qu’il rapporte ainsi dans une note présentée à l’Académie des sciences.

Au cours de recherches sur la croissance des populations bactériennes nous avons eu l'occasion d'observer un phénomène que nous croyons être le premier à signaler. Nous nous contenterons pour l'instant de le décrire sans chercher encore à en donner une interprétation précise. Des expériences qui ont été exposées antérieurement ont montré que, dans certaines conditions de culture en milieu synthétique, la croissance n'était fonction que de la concentration de la source hydrocarbonée. Il a été possible ainsi d'étudier les courbes de croissance et les rendements correspondants à de nombreux sucres différents. Lorsque, au lieu d'introduire un seul sucre dans le milieu on en introduit deux, on constate que le rendement résultant est la somme des rendements de chaque sucre. Mais on constate en outre que, si certains mélanges donnent une croissance normale, se traduisant par les courbes en S classiques, que l'on ne saurait distinguer des courbes correspondant à un seul sucre, en revanche d'autres mélanges donnent des courbes toutes différentes, comprenant deux croissances bien distinctes, séparées par une phase très ralentie, le plus souvent nulle ou même négative.

(Extrait d’un compte rendu de l’Académie des sciences)

Pourquoi les bactéries se comportent-elles différemment selon les couples de sucres ? Et que signifie, pour certains couples de sucre (comme par exemple le glucose et le xylose) ce palier, qui marque un arrêt ou un fort ralentissement de la croissance, avant sa reprise ? On peut l’expliquer par un délai qui serait nécessaire à la bactérie pour attaquer l’autre sucre quand le premier a été entièrement consommé. Ce délai pourrait correspondre au temps mis pour disposer de l’équipement enzymatique approprié à l’utilisation du second sucre. Pourtant, les deux sucres ont été introduits dans le milieu en même temps. Pourquoi dans ce cas un délai est-il nécessaire ? Puisque, pendant qu’elle consommait le premier sucre pour lequel l’équipement enzymatique était disponible, et tandis que le deuxième sucre était aussi présent, les enzymes nécessaires au métabolisme du deuxième sucre auraient eu largement le temps d’apparaitre. Il le reconnait, Monod n’a pas d’explication à ce fait qu’il vient d’établir.

Accommodation ou adaptation ?

Mais il dispose de la théorie de l’adaptation enzymatique à laquelle il adhère, même si la diauxie ne semble pas tout à fait compatible avec cette thèse. Pour l’heure, Monod laisse cette énigme de côté mais il y reviendra. Intéressons-nous entretemps à un point de vocabulaire sur cette notion d’adaptation.

Comme on l’a souligné précédemment, le terme adaptation prête à confusion. Pour les naturalistes, il désigne ce qui relève d’un changement pérenne et héréditaire qui confère à l’organisme une capacité nouvelle qui le rend (mieux) adapté à son milieu. Dans la thèse de l’adaptation enzymatique, il s’agit simplement de dire que l’organisme a développé une compétence nouvelle, sans préjuger de sa pérennité ni de son héritabilité : c’est une expression purement descriptive qui, dans un contexte marqué par le physicalisme, aurait mérité d’être qualifiée d’accommodation. Ce dernier terme en effet avait coutume d’être employé par les naturalistes pour désigner un changement non pérenne et non transmissible à la descendance, et de ce fait réversible si les conditions du milieu revenaient à la situation ante. Mais laissons là ces subtilités lexicales, quoiqu’elles aient leur intérêt pour nous aider à comprendre comment la génétique – science de l’hérédité – va s’imposer dans les recherches de Monod.

L’entrée en jeu des mutations

Dans les années 1860, le moine morave Gregor Mendel avait établi les premières lois de la transmission héréditaire de certains caractères chez les petits pois du jardin du monastère. Ces travaux auront été pratiquement ignorés jusqu’au début du XXe siècle où ils sont redécouverts. Cette génétique dite classique va alors donner lieu à de multiples travaux dont le principe consiste à faire se reproduire des individus qui peuvent différer sur un même caractère observable tel que la couleur ou l’aspect d’un organe, ou bien une compétence métabolique. Un caractère peut se présenter en effet sous diverses variantes que l’on nomme phénotypes. Dans un certain nombre de cas, on désigne par le qualificatif sauvage le phénotype rencontré le plus fréquemment (quelquefois exclusivement) dans la nature.

Ainsi, une bactérie ordinaire, dite de souche « sauvage » selon cette terminologie, n’a besoin, pour se multiplier, que d’une source de sucre dans un « bouillon de culture » convenablement dosé en sels minéraux. Ce bouillon composé d’eau, de sels minéraux et d’un sucre est ce qu’on appelle le milieu minimal. La bactérie sauvage est capable, avec cette unique source de carbone et d’énergie apportée par le sucre, en puisant les sels minéraux nécessaires dans le milieu de culture, de fabriquer sa propre matière et de ce fait tous les composants nécessaires à la reproduction cellulaire, c'est-à-dire les molécules servant à former de nouvelles bactéries.

Pour comparaison, les organismes complexes et évolués, comme les animaux dont l’homme, n’ont pas cette capacité : nous ne pourrions pas nous nourrir que de sucre, il nous faut des acides aminés, des vitamines, des acides gras, etc., tous composés organiques (= composés du carbone) que nos cellules ne savent pas fabriquer. Et à partir desquels celles-ci fabriquent leurs macromolécules caractéristiques et constitutives, en particulier les protéines qui jouent pour l’essentiel un rôle de structure et un rôle de catalyseurs (les enzymes).

Il existe pourtant chez les bactéries des souches qui, elles non plus, ne peuvent se satisfaire du milieu minimal. On les qualifie de mutantes, car de tels individus bactériens apparaissent assez rarement et de façon inopinée. Pour les faire croître, il faut complémenter le milieu en y ajoutant telle ou telle substance organique que la bactérie mutante ne sait pas fabriquer. Il se trouve que les bactéries sont très petites et se reproduisent à grande vitesse, si bien qu’une colonie bactérienne peut contenir des millions d’individus dans un banal tube à essai ou une boîte de Petri (boîte ronde en verre enduite d’un support gélatineux). Si bien qu’on peut, malgré leur rareté, recueillir quantité de mutations différentes. Des techniques de laboratoire permettent d’isoler et de cultiver les mutants : par exemple, on utilise des souches sensibles ou résistantes à un antibiotique, ce qui permet de se débarrasser des individus sensibles dont le phénotype n’est pas recherché.

Or, Jacques Monod a été sensibilisé à la génétique lors de son séjour en Californie en 1936-1937. Il a notamment pris connaissance des travaux de l’américain Thomas H. Morgan dont le matériel de prédilection était une petit mouche appelée Drosophile. Nous verrons dans les prochains articles comment il tirera parti de l’existence de mutations métaboliques chez sa bactérie fétiche Escherichia coli pour éclaircir l’affaire de l’adaptation enzymatique dont les modalités sont encore obscures. Et nous verrons également le rôle joué par le vocabulaire.

Bibliographie

Patrice Debré, Jacques Monod, Flammarion, 1996.
André Giordan (sous la dir), Histoire de la biologie Tome 2, Lavoisier Tec&Doc, 1991.