La Pologne resta longtemps une proie disputée par de puissants voisins. Le partage de son territoire entre la Prusse, l’Autriche et la Russie à la fin du XVIII° siècle fut un traumatisme collectif majeur. Lorsque le pays retrouva son indépendance en 1918, la Seconde République polonaise chercha à effacer ces souvenirs humiliants. Ici l’architecture servit d’outil pour réaffirmer l’identité nationale – inscrivant au passage Varsovie dans la modernité du XX° siècle. Puis, l’occupation nazie entraîna de lourdes destructions dans le centre-ville ancien. Les insurrections menées par les juifs du ghetto et par la résistance polonaise ulcérèrent un Hitler déjà désireux d’effacer de la carte la capitale polonaise honnie. Ensuite le nouveau régime communiste eut une attitude ambiguë envers Varsovie. D’un côté, les dignitaires du Parti acceptèrent la reconstitution de l’essentiel des monuments historiques – pour satisfaire la volonté du peuple. De l’autre, ils voulurent bâtir des équipements symbolisant leur pouvoir sous bannière marxiste.

Parmi tous ces soubresauts historiques, un architecte se distingua par sa capacité à répondre avec autant d’efficience que de talent au contexte changeant : Bohdan Pniewski (1897-1965). D’emblée il avait prouvé son dévouement citoyen : interrompant ses études, il participa en 1920 aux combats du conflit soviéto-polonais. Sa bravoure lui valut la Croix de la Valeur et la faveur des milieux militaires entourant le maréchal Pilsudski. Ainsi il fut chargé durant les années 1930 de remodeler le Palais Brühl pour en faire le Ministère des Affaires Étrangères. L’architecte conserva l’essentiel de ce beau témoignage du passé baroque de la ville, ajoutant des aménagements internes et une aile d’habitation selon un style Art Déco dans sa variante polonaise. Le palais fut anéanti par les nazis en 1944 – et jamais rebâti.

Après 1945, les communistes se montrèrent ambivalents avec Pniewski : d’abord ils le raillèrent comme un architecte de cour de la défunte république, brimant sa carrière d’enseignant. Toutefois, ils comprirent aussi combien les grandes capacités professionnelles de l’architecte leur seraient utiles : ils le comblèrent donc de commandes. Toutes stratégiques, destinées à imposer dans le paysage urbain des marqueurs forts de leur autorité.

Ceci commença en 1949 avec le Ministère des Communications, aux volumes abstraits. Une haute tour, une aile basse, et entre les deux une rotonde d’entrée. Celle-ci abrite un escalier suspendu tournant le long des parois : sa légèreté visuelle atteste du brio technique et formel de son créateur. Au sol, une mosaïque en étoile donne presque une dimension religieuse à ce sanctuaire de l’efficacité moderne. Si Pniewski s’est librement inspiré des volumes dépouillés des églises romanes polonaises, son usage audacieux du béton le rattache à la modernité technologique de son temps. Son confrère Marek Leykam (1908-1983) eut une démarche proche en 1952, dans le tout aussi impressionnant dôme de béton du siège de l’administration gouvernementale.

Cette alliance entre discrètes évocations historiques et affirmation structurelle énergique se poursuivit en 1952 dans l’extension du Sénat. Ici Pniewski conserva la salle d’assemblée originelle – au classicisme modernisé, bâtie durant l’entre-deux guerres par Kazimierz Skorewicz (1866-1950), son propre professeur – lui adjoignant un hall et plusieurs ailes de bureaux. Ce hall fonctionne comme un théâtral espace de circulation, l’escalier faisant liaison entre l’accès et la galerie haute de l’hémicycle. Dispositif dérivé de celui de l’escalier des ambassadeurs au château de Versailles… Référence monarchique assez savoureuse, comblant l’appétit de représentation des sénateurs stalinisés ! Or, sans doute pas dupe des manœuvres des dirigeants communistes, Pniewski glissa quelques allusions critiques. Les rampes de l’escalier du hall arborent deux serpents souples : sous-entendu signifiant la potentielle viscosité venimeuse du milieu politique ? Hormis ces divers doubles sens, l’architecte veilla à ne pas se laisser emprisonner par le rôle institutionnel de l’édifice pour sombrer dans le lourd décorum académique. Au contraire, se situant dans une généalogie contemporaine, ce hall rappelle le travail d’Auguste Perret (1874-1954) au Théâtre parisien des Champs-Elysées – équilibrant déjà en 1913 classicisme et modernisation formelle.

L’autre grand escalier du Sénat prolongea ces clins d’œil français, mixant l’agencement spatial du troublant escalier à double révolution du château de Chambord avec la délicatesse de l’escalier hélicoïdal de la Villa Farnèse à Caprarola. La réelle culture européenne de Pniewski parvenait ainsi à bien assimiler des sources entre France et Italie, dotant la Pologne d’une infrastructure neuve captant non sans finesse des précédents prestigieux. Cette vertigineuse cage d’escalier, au puissant effet hélicoïdal ascendant, se distingue par la sveltesse structurelle de sa rampe tournante en béton. Techniquement audacieuse et visuellement délicate, cette réalisation suscita l’admiration des étudiants de l’école Polytechnique de Varsovie, pour qui leur professeur méritait le flatteur surnom de prince des architectes !

Pniewski participa également à deux concours pour la reconstruction de monuments essentiels, en 1952 pour l’Opéra, et en 1954 pour le Château royal. Il remporta le premier. Son habile projet conservait la façade néo-classique de l’ancien théâtre et rajoutait derrière un équipement d’un volume bien plus conséquent. Il soigna particulièrement les espaces de réception, avec un majestueux escalier d’honneur utilisant à profusion les matériaux somptuaires. Marbres et granites s’allient aux bronzes et aluminium, juxtaposant réminiscences classiques et éléments modernes. Le tout atteint un fragile équilibre entre splendeur ostentatoire et élégance raffinée. Son perfectionnisme poussa l’architecte à soigner même les espaces fonctionnels, qui ont aussi des escaliers finement conçus. Le Teatr Wielki n’est donc pas seulement un temple musical construit pour satisfaire l’orgueil des dirigeants ; partout l’édifice affirme l’énergie intacte de la culture polonaise.

Quant au château, tout en reconstituant certes les grandes lignes du monument évanoui, il prévoyait néanmoins de fortes modifications. Pniewski envisageait l’ajout de tours d’angle, avec des escaliers droits extérieurs conduisant à l’étage noble. Le Capitole romain tel que remodelé par Michel-Ange est le modèle évident de ce projet. Il aurait ainsi lié l’emblème de la royauté polonaise avec une illustre référence pontificale de la Renaissance. Ces marches animant la façade se seraient poursuivies dans les espaces internes : l’aile latérale gauche aurait été éventrée, pour accueillir un solennel double escalier suspendu aux colonnes d’une rotonde. Escalier fort proche de celui du Ministère des Communications, dont son concepteur voulait visiblement réitérer l’exploit technique et esthétique avec plus de majesté encore.

Cependant cette sélection de projets restait une mascarade manigancée par le régime, pour faire croire au rétablissement prochain du château. En vérité les communistes préféraient ne pas reconstituer ce monument symbolisant trop le passé monarchique du pays… D’autres bâtisseurs de premier plan hésitèrent entre restauration fidèle et métamorphose architecturale. Certains semblent même avoir pressenti la duplicité de l’opération. Par exemple d’anciens élèves de Pniewski, Barbara et Stanislaw Brukalski (1899-1980 et 1894-1967 respectivement) envoyèrent un étonnant dessein ajoutant une tour colossale inspirée de la Giralda de Séville ! Finalement, grâce à des changements politiques, le château de la discorde fut reconstruit durant les années 1970. Lauréat en trompe-l’œil de la première compétition – et concurrent malheureux de Pniewski pour le nouveau Teatr Wielki – Jan Boguslawski (1910-1982) opta pour une restitution synthétique du site tel qu’il existait au XVIII° siècle.

Le prolifique Pniewski réalisa nombre d’autres édifices institutionnels, certains achevés et modifiés après son décès, dont la nouvelle Banque Nationale. Ici il tenta une troisième voie entre l’historicisme stalinien et la modernité nationale. De croissantes coercitions esthétiques l’obligèrent à une conception presque maniériste, avec des tourelles octogonales couronnant les escaliers prévus. Choix tributaire des coupoles baroques italiennes, déjà expérimenté au Sénat. Cela entre citation assumée et compromis avec l’oppressant climat d’un pays sous influence stalinienne… Une de ses dernières créations, le Centre des Archives, réussit mieux à imposer des volumes géométriques purs et des escaliers efficaces – où l’abstraction formelle s’impose avec plus d’harmonie.

De fait, Pniewski appartint à cette catégorie de créateurs creusant leur sillon malgré une position paradoxale. Acclamé sous la république, contesté par les communistes, favorisé ou marginalisé, attentif à l’actualité ou faisant face aux pressions, il resta néanmoins fidèle à ses propres choix architecturaux. S’il servit toujours le pouvoir, il ne fut jamais un courtisan servile. Précaire équilibre, entre Charybde et Scylla. Dans toutes ses œuvres l’architecte imagina des escaliers virtuoses, souvent sur des dispositifs spatiaux similaires, cherchant visiblement à raffiner une série d’idées créatrices proches.

Voici qui semble même obsessionnel, presque l’équivalent en pierre et béton de l’expression française « l’esprit de l’escalier ». En d’autres termes : poursuivre un dialogue initié auparavant, lui trouvant de nouvelles répliques plus imaginatives. Sans doute est-ce là l’essence profonde du travail architectural : creuser des conceptions existantes ou personnelles, pour leur donner in fine une forme réinventée parfaite. Approche dont les marches de Pniewski seraient la quintessence.