La capitale biélorusse a une particularité étonnante : celle d’avoir été reconstruite deux fois durant le XX° siècle. En général, ceci s’explique suite aux destructions des deux guerres mondiales. Mais cela ne s’applique pas à Minsk. Car le premier remodelage fut décidé par l’URSS pour effacer en partie la ville prérévolutionnaire. Métamorphose donc à but essentiellement idéologique. De facto, chaque révolution finit à terme par transformer la capitale du pays concerné. La seconde reconstruction résulte de nécessités moins surprenantes, puisque le second conflit mondial dévasta presque à 90% le tissu urbain.

Dans l’une et l’autre de ces étapes cruciales, les procédures d’attribution des commandes – et la forme donnée aux grands équipements publics – révèlent beaucoup sur les objectifs du pouvoir. Durant les décennies 1920-1930, la direction de la République soviétique de Biélorussie préféra recourir aux concours. La méthode apparaissait démocratique, donnant a priori leur chance à tous les architectes. C’est ainsi qu’un professionnel léningradois alors peu connu, Iosif Langbard (1882-1951) put réaliser en 1929 la très moderne Maison des Soviets. Son projet étant préféré à celui de collègues d’une génération proche mais plus renommés, dont Lev Roudnev (1885-1956). Ce chantier conséquent entraîna son installation à Minsk, ses capacités professionnelles servant bien les attentes urbaines et politiques.

En 1934, les dirigeants locaux décidèrent de réitérer l’expérience – annonçant un concours pour doter Minsk d’un Opéra digne de ses équivalents européens. Entretemps, Langbard s’était familiarisé avec le programme, grâce à sa participation (non retenue) à une autre compétition, en 1930 pour le théâtre de la ville ukrainienne de Kharkov. Pour l’Opéra, cette fois encore l’architecte affronta quelques concurrents de poids, tel Grigori Barkhine (1880-1969). Cependant, un concours supplémentaire mené en simultané sur le même programme – pour l’Opéra d’Achgabat au Turkménistan – força nombre de ses collègues soviétiques à choisir de concourir soit pour la capitale biélorusse soit pour celle turkmène. D’autres grands bâtisseurs formés à Saint-Pétersbourg, tels Vladimir Chtchouko (1878-1939) et Ivan Fomine (1872-1936) tentèrent (en vain) leur chance pour fournir à l’Asie centrale un sanctuaire de la musique opératique.

Pour Kharkov, Langbard avait proposé un projet toujours moderne d’esprit. Pour Minsk, il sentit la nécessité d’envoyer une proposition prenant mieux en compte le nouveau climat culturel stalinien – plus académique. De son côté, déjà actif avant la Révolution, Barkhine avait bien su s’adapter à la modernité constructiviste durant les années 1920. Puis il saisit vite les attentes staliniennes, sachant forger une synthèse viable entre simplification moderne et souvenirs classiques. Les deux architectes eurent donc une stratégie similaire, pour gagner la faveur du pouvoir. Cependant, en s’inspirant du Colisée romain, Barkhine allait plus loin dans l’assimilation du passé mondial au service du communisme. Langbard fut plus prudent, misant sur un dépouillement géométrique poursuivant globalement les recherches constructivistes. Si les dirigeants biélorusses avaient été tout à fait en phase avec les dernières tendances culturelles au cœur de l’URSS, certainement l’envoi de Barkhine aurait été la meilleure solution. Or, sa complexité constructive se heurtait aux moyens plutôt modérés disponibles. En comparaison, bien que déjà démodée politiquement, la proposition de Langbard paraissait plus adaptée au contexte économique sur place. De plus, ses bonnes relations de travail avec les décideurs et sa maîtrise des ressources à Minsk militèrent pour lui.

Malgré son style de transition, l’Opéra biélorusse marqua donc la consécration de son architecte. Entre purisme géométrique, élégance Art Déco, et citations classiques, cet édifice semble même l’équivalent architectural du genre musical complet qu’il abrite. L’opéra synthétisant dramaturgie, musique orchestrale, danse, chant, ce programme tendait par nature à exiger des bâtisseurs un sens acéré de l’œuvre d’art totale. Le monument de Minsk répond à ce risqué cahier des charges, dialoguant avec ses prédécesseurs occidentaux. Tout comme Verdi et Wagner répliquaient l’un l’autre via leurs épiques compositions ? Conscient des attentes politiques, Langbard prévut une statue de Staline à un emplacement clé, sur les marches du vestibule d’entrée. D’emblée, l’Opéra de Minsk se voyait placé sous la figure tutélaire de l’ombrageux leader de l’URSS. Un Commandeur prêt à marcher, vengeur, sur des citoyens biélorusses potentiellement pas assez dociles à son autorité sans partage ?

Outre l’Opéra, l’architecte réalisa en même temps l’Académie des Sciences et la Maison des Officiers de l’Armée rouge. Tous bâtiments conçus selon une veine mariant citations classiques et modernisation formelle. Style rappelant les travaux de Fomine et son « Dorique rouge ». Si à Moscou cette approche cédait déjà la place à une approche plus historiciste, en Biélorussie cette veine se continuait encore – le très rural pays se transformant grâce à cette modernité. Tous ces édifices imposèrent une façade contemporaine à Minsk, exprimant le progrès révolutionnaire. Toutefois, partout de ténus indices suggéraient le vent nouveau menaçant la cerisaie soviétique. Langbard jouait ici au souffleur, murmurant dans l’espace urbain les répliques attendues de la scénographie idéologique mise en scène par Staline.

Après 1945, le nécessaire relèvement de Minsk facilita les visées tacites du régime stalinien. Certes, des consultations furent maintenues – pour donner l’illusion de décisions toujours égalitaires. En fait, plus que jamais, tout se jouait dans les coulisses. Par exemple, le pourtant loyal Langbard fut écarté de la reconstruction, au bénéfice d’architectes moscovites. Ceux-ci apportèrent à Minsk les derniers réflexes monumentaux du stalinisme. Amer, le malheureux disgrâcié tenta de faire valoir ses états de service auprès de la nouvelle direction politique : ses courageuses protestations furent ignorées. Il s’éteignit bientôt dans l’oubli, tandis que sa ville de cœur se reconstruisait vite grâce au travail de bâtisseurs plus jeunes – mieux préparés aux cruelles pratiques de la période stalinienne.

L’Opéra ayant assez bien résisté aux bombardements, Minsk n’était alors pas complètement dépourvue d’équipements théâtraux. Or, d’autres types de spectacles, puis les exigences d’administrations désireuses de marquer leur présence dans la ville, poussèrent à l’édification d’infrastructures neuves. En 1946 un concours avait envisagé une refonte ambitieuse de la Place d’Octobre – pour en faire un espace monumental biélorusse clé de la nouvelle URSS triomphale. D’ostentatoires colonnades, des arcs de la victoire, un gratte-ciel, auraient pu être bâtis. Presque rien de ces plans grandioses ne fut réalisé, mais leur trace subsiste malgré tout puisqu’ils déterminent encore les grandes lignes du site.

Cette réduction des ambitions força le pouvoir à se concentrer sur des solutions de secours. Ceci fut fait au moyen d’un très théâtral tour de passe-passe ! Sur le « côté jardin » de la place, fut bien construit un assez banal ensemble continuant l’ample échelle des autres immeubles de l’avenue Nezavisimosti. Au centre, l’espace resta vide – en attente d’un édifice public monumental (finalement érigé après la chute de l’Union, finalisant le décor urbain voulu sous Staline). « Côté cour », perpendiculaire à l’avenue, fut placé en 1949 le Théâtre de l’Union des Syndicats.

Celui-ci, œuvre de Vladimir Erchov (1899-1984) et Leonid Pavlov (1909-1990), semble issu en droite ligne de l’Empire romain par-delà les siècles. Le majestueux portique décastyle dérive du colossal sanctuaire romain de Vénus et de Rome, réalisé en 135 sur l’ordre de l’empereur Hadrien. De plus, sa forme extérieure de temple antique accentue l’aspect d’agora civique voulu par le régime. Même les espaces intérieurs, avec ses colonnes corinthiennes et ses voûtes à caissons rappellent la pompe impériale de l’antiquité. Comme un décor d’opéra à grand spectacle du XIX° siècle, mais bâti en dur au centre de la cité ! Parfaite boîte pour opérer une imaginaire concordance des temps avec Norma ou Les Troyens ! Remplaçant la bourgeoisie déchue, le triomphant prolétariat stalinien pouvait à son tour goûter aux délices orgueilleux des fresques épiques se prolongeant jusque dans l’environnement urbain.

Or, l’allure triomphale de ce théâtre ne valut pas que des applaudissements à leurs auteurs. Peu de temps après la levée du rideau, lors de la déstalinisation architecturale, ils furent accusés d’avoir sombré dans la grandiloquence. La virulence des critiques mit un terme à la carrière du sensible Erchov. Quant au plus souple Pavlov, il parvint ensuite à bien s’adapter à la nouvelle modernité soviétique. Cela également trahit la théâtralité du milieu architectural soviétique, lapidant ses victimes expiatoires, emmurées vivantes – laissant d’autres obtenir une seconde chance après une période d’introspection. Le châtiment pour ceux ne pliant pas ; la rédemption pour ceux jouant le jeu oppressant des diktats impérieux du Kremlin.

Avec Sergueï Prokofiev (1891-1953) ou Aram Khatchatourian (1903-1978), Staline eut des compositeurs qui surent magnifier la vie scénique soviétique selon ses grandes ambitions. L’opéra Guerre et paix de Prokofiev (écrit en 1942) exalte la résistance russe à l’envahisseur français napoléonien, tandis que le ballet Spartacus (composé en 1954) de Khatchatourian vante la révolte des esclaves romains contre l’oppression. Créations aux évidentes allusions historiques, mises au service du marxisme stalinisé.

Mais seuls les architectes transformèrent durablement l’URSS : entre efficacité et emphase, leurs œuvres ont partout métamorphosé les paysages urbains. Monuments tous inféodés à un autoritarisme monolithique ? Les façades peuvent s’avérer aussi trompeuses que les panneaux peints des opéras. Chaque pièce peut prendre d’autres formes aux mains de metteurs en scène différents. Choix des styles et manipulation de l’espace restèrent aux mains des créateurs. S’ils durent s’adapter aux demandes du régime – comme chaque compositeur dut faire face aux goûts du public – in fine ces deux lieux théâtraux de Minsk créent une juxtaposition décalée, ubuesque. Leur proximité topographique semble entamer un dialogue impossible, sur des registres inconciliables – le tout digne du théâtre de l’absurde.

Dickens évoqua en parallèle Paris et Londres, utilisant ces villes pour éclairer la terrible déferlante provoquée par la Révolution française. En une tragique unité de lieu, Minsk offre aux yeux médusés un spectacle double digne de Janus. Deux concrétisations théâtrales où leurs créateurs voulurent s’exprimer librement en dépit des contraintes. Deux représentations divergentes, via la comédie des colonnes et le jeu de dupes des coulisses. Cela dévoile bien comment au sein de régimes totalitaires, pour les peuples ainsi que pour les bâtisseurs, le chemin de la liberté reste semé de périlleuses péripéties.