Parfois les conflits et révolutions ont d’inattendus effets secondaires. Certains positifs, d’autres à double tranchant. Ainsi, à la fin du XIX° siècle, la guerre d’indépendance cubaine aboutit à la disparition de l’empire espagnol, qui y perdit sa dernière possession américaine. Cette liberté retrouvée eut néanmoins pour les patriotes locaux un goût amer, puisque la part prise par les USA contre l’Espagne entraîna aussi l’occupation militaire de Cuba.

En 1901 l’amendement Platt officialisa l’ingérence de Washington dans les décisions de l’île des Caraïbes, ce jusque dans la décennie 1930… La présence armée se doubla d’un poids économique omniprésent. Sans surprise, La Havane devint donc un terrain privilégié pour les architectes américains.

D’abord, l’éclectisme hispanique connut ses derniers feux. Natif de l’île, mais basé dans les Asturies espagnoles, Manuel del Busto (1874-1948) signa en 1927 avec le Palacio del Centro Asturiano un édifice prolongeant plus l’historicisme baroquisant du début du siècle qu’autre chose. Au même moment, la construction du Capitole sous la direction d’Eugenio Rayneri Piedra (1883-1960) imposa la continuation d’une logique Beaux-Arts américanisée… De fait, l’architecte avait été parmi les premiers diplômés de l’école d’architecture nouvellement fondée à l’Université Notre-Dame dans l’Indiana… Avec un dôme très inspiré de celui du Panthéon de Soufflot à Paris, Piedra marchait sur les pas de ses confrères américains, bâtisseurs de capitoles à travers les USA, tels Georges B. Post (1837-1913 ; auteur de celui du Wisconsin), Cass Gilbert (1859-1934 ; auteur de ceux du Minnesota et de Virginie occidentale), ou Egerton Swartwout (1870-1943 ; auteur de celui du Missouri).

Tous édifices reprenant l’héritage européen : en Italie, du Panthéon, de la basilique de Saint-Pierre ; en France, de la chapelle des Invalides, du Panthéon… Cuba se plaçait donc dans une lignée prestigieuse, entendant affirmer par ce colossal monument la solidité de son gouvernement, malgré une nette dépendance envers son écrasant voisin américain. D’autant que la structure métallique de l’édifice fut réalisée par la firme new-yorkaise Purdy & Henderson, spécialiste des gratte-ciels, qui intervint aussi à La Havane notamment sur le Centro Asturiano… Le régime étant également assez autoritaire, quelle ambiguïté que cette proximité formelle avec un symbole clé de la proche grande démocratie… En tout, le Capitole cubain trahissait l’ostensible influence étatsunienne !

Ceci restait dans la continuité de commandes conséquentes confiées directement à des firmes américaines. Kenneth Murchison (1872-1938) – formé à Columbia puis à l’école française des Beaux-Arts, spécialiste des équipements ferroviaires – réalisa en 1912 la gare de La Havane. La façade de celle-ci est scandée par deux tours italianisantes, inspirées de la villa Médicis… Modèle très apprécié dans la culture Beaux-Arts, cet édifice étant le siège de l’Académie de France en Italie, y accueillant les lauréats du fameux Grand Prix de Rome.

En 1930 encore, cette esthétique perdura dans l’Hôtel Nacional, œuvre tardive de la grande agence McKim, Mead & White. Ce mini gratte-ciel sur un plan en H avec deux tours encore dérivées de la Villa Médicis était bien loin des réalisations majeures réalisées par les trois fondateurs au tournant des XIX° et XX° siècle, comme l’Université Columbia et Penn Station à New York. En outre, en concevant le Nacional Lawrence Grant White (1887-1956), loin d’avoir le brio créatif de son père, Stanford White (1853-1906), se montra très dépendant des récents accomplissements de spécialistes du programme hôtelier, Leonard Schultze (1877-1951) & S. Fullerton Weaver (1880-1939). En 1925, leur Breakers à Palm Beach avait déjà déployé ce schéma spatial et les mêmes références esthétiques entre Renaissance italienne et baroque espagnol. L’année suivante, leur Coral Gables Biltmore à Miami développa à une échelle encore plus majestueuse cette veine néo-hispanique. En bref, le Nacional confirmait surtout La Havane comme suivant des typologies et styles inventés ailleurs.

Les architectes cubains furent également confrontés au même problème. Formé à Columbia, Leonardo Morales y Pedroso (1887-1965) adapta à La Havane le type new-yorkais des gratte-ciels, avec le siège de la Compañía de Teléfonos – dont le couronnement d’allure ecclésiastique réinvente le style manuélin portugais. Réponse cubaine au néo-gothique du gratte-ciel du Chicago Tribune de Raymond Hood (1881-1934) et John Mead Howells (1868-1959), alors en voie d’achèvement. Sinon, Morales travailla aussi pour l’élite financière américaine exploitant les ressources cubaines. En 1930 sa maison pour le négociant en tabac Pollack adapta au climat caribéen le néo-classicisme Beaux-Arts toujours en vogue dans les grandes familles américaines. Cela faisait de cet architecte l’équivalent havanais d’un Wallace Neff (1895-1982) en Californie. Cette assimilation de l’actualité guida par ailleurs le siège des rhums Bacardi – fameuse entreprise cubaine – qui avec les architectes Esteban Rodríguez Castell (1887- ?), Rafael Fernández Ruenes (?- ?), et José Menéndez (?- ?) offrit à La Havane un gratte-ciel Art Déco au riche chromatisme, proche de ceux d’Ely Jacques Kahn (1884-1972) à New York. Ces créateurs firent bouger les lignes vers des formes plus modernes, cubanisées à des degrés divers, leur œuvre restant néanmoins toujours assez dépendante de l’actualité étrangère.

Le pouvoir politique contribuait de facto à cette inféodation plus ou moins inévitable. Car, en faisant appel en 1925 au paysagiste français Jean-Claude Nicolas Forestier (1861-1930), pour une mission spéciale liée au réaménagement du centre-ville, ils confirmaient par ricochet leur manque de confiance dans les capacités de leurs propres bâtisseurs.

Forestier pouvait toutefois constituer un efficace antidote contre l’assez pesante influence américaine. Celui-ci s’était illustré par son intérêt pour les jardins méditerranéens et maghrébins, œuvrant notamment en Espagne, et spécialement avec l’urbaniste Henri Prost (1874-1959) avec qui il avait cofondé la Société française des urbanistes en 1911 avant de rejoindre ses efficaces et subtils réaménagements de villes au Maroc, dont Fès et Meknès. Leurs interventions surent conjuguer respect des centres anciens et créations de nouvelles infrastructures modernes. Le sens du paysage de Forestier y fut bien utile pour créer des environnements arborés adaptés au climat. Ensuite, il agit également à Buenos Aires en Argentine. Lui, Prost, et Donat-Alfred Agache (1875-1959) – qui contribua au remodelage de Rio de Janeiro au Brésil – furent essentiels dans la diffusion mondiale d’une vision moins académique et plus scientifique de l’urbanisme. Ceci posa des jalons clés réimaginant le passé pour aboutir à un nouvel ordre architectural.

Avec acuité, Forestier saisit le potentiel urbain du Paseo del Prado le long du vieux centre – et transforma cette rue alors banale en véritable promenade aux allées bien aménagées avec murets et bancs décorés. Le tout protégé par l’ombre de rangs d’arbres, aux essences bien choisies en fonction du climat. Outre cette retouche ponctuelle, Forestier prépara de véritables plans à l’échelle de toute la cité pour en favoriser le développement.

Pour l’aider dans son travail à Cuba, il s’entoura de jeunes diplômés de l’Ecole des Beaux-Arts : Louis Heitzler (1895-1951), Théodore Leveau (1896-1971), et Jean Labatut (1899-1986). Pour le premier, son passage à Cuba ne fut qu’une parenthèse dorée, avant de s’établir comme architecte à Nice. Quant à Leveau, il coopéra ensuite aux travaux d’aménagements d’Istanbul en Turquie, cette fois aux côtés de Prost. Seul Labatut tourna définitivement le dos à son pays natal, s’installant en 1928 aux USA, commençant alors une carrière d’enseignant à Princeton. Labatut ne coupa d’ailleurs pas les ponts avec Cuba, puisque, s’associant à ses confrères havanais Raul Otero (?- ?) et Enrique Varela (?- ?) il participa en 1938 au concours pour le Mémorial commémorant José Marti, intellectuel tué pendant les combats de l’indépendance. Le pourtant beau projet primé de l’architecte cubain Aquiles Maza (?- ?) donna lieu à de vifs débats et surtout à trois nouveaux concours… Ce à tel point qu’au début des années 1950, l’ex colonel Batista doubla sa reconquête du pouvoir par un coup d’état aussi au niveau architectural, écartant Maza de la commande, et mit d’autorité Labatut/Otero/Varela en charge de ce monument ô combien symbolique. Les deux Cubains et le Français retravaillèrent les plans de leur tour pyramidale Art Déco, sous le contrôle tatillon d’un dictateur se distinguant surtout par son inféodation aux riches propriétaires de domaines tout en accélérant la mise sous coupe réglée de l’économie aux mains de la mafia américaine. Dans ce contexte semé de mines, le Mémorial et son cadre échappèrent en partie à leurs auteurs. Pourtant, Cuba ouvrit les portes de sa carrière américaine à Labatut, et même sa confrontation à une commande en contexte dictatorial lui permit de créer un monument emblématique.

Le régime autoritaire et corrompu de Batista eut architecturalement d’autres effets très ambigus. L’île accueillit après 1936 quelques exilés de la guerre civile espagnole, dont Martin Dominguez Esteban (1897-1979). Celui-ci avait coopéré avec Secundino Zuazo (1887-1971), premier auteur de l’ensemble républicain madrilène des Nuevos Ministerios – avant que la dictature de Franco ne l’écarte de ce chantier. Dominguez réalisa aussi la structure audacieuse de l’hippodrome de Madrid. Admirateur de Le Corbusier (1887-1965), il considérait la modernité comme nécessaire pour refonder le monde. La guerre civile le contraignit à la fuite, trouvant en Cuba un nouveau port d’attache.

Là, il put concrétiser ses aspirations modernes, vu que Batista s’alignait aussi sur l’inflexion contemporaine des USA. En 1947, son Radiocentro Building se distingua par son mur rideau. Suivit en 1952 son imposant immeuble résidentiel Focsa, cosigné notamment avec le Cubain Ernesto Gómez Sampera (1921–2004). Ce gratte-ciel en Y, vaste structure fonctionnaliste domine toujours avec autorité le paysage havanais. Formant désormais un trio avec Gómez Sampera et l’ingénieur structurel Ysrael Seinuk (1931-2010) – fils d’émigré lituaniens installés à Cuba – il réalisa le Ministère des Communications selon une sémantique contemporaine proche. Leur dernière œuvre commune, des logements collectifs de l’INAV, joua avec plus de finesse de l’alliance entre structure de béton et claustra extérieures, avec des tours d’escaliers ouvertes animant la silhouette. En 1959 cette équipe étudia encore avec l’Edificio Libertad un autre gratte-ciel, dont les blocs superposés et les coursives de façades auraient dû former un ensemble quasiment tectonique dans son allure. Projet qui resta hélas dans les limbes, suite à un autre grand retournement historique…

Les derniers équipements bâtis à la fin de cette période connurent une inflation typique des systèmes déséquilibrés. Conçus pour accueillir un tourisme opulent – servant les intérêts financiers d’une avide pègre – plusieurs grands hôtels témoignent de cette mégalomanie insatiable. Tel fut le cas du majestueux Riviera, qu’aurait dû réaliser Philip Johnson (1906-2005) – alors auréolé de son implication dans le Seagram Building à New York. Mais ses désaccords avec le commanditaire, Meyer Lansky – un mafieux contrôlant le marché cubain – aboutirent à son retrait. Il fut remplacé par le plus souple Igor Polevitzky (1911-1978), issu d’une famille russe ayant émigré aux USA après la révolution bolchévique, et basé à Miami. Celui-ci fit du dôme couvert de mosaïques et de la tour évasée aux saillantes terrasses du Riviera un exemple clé du modernisme tropical. Son expressionnisme a un air de famille avec les travaux de son rival en Floride, Morris Lapidus (1902-2001) – également originaire de Russie, et ayant aussi trouvé en Amérique une terre d’opportunités.

Approche différente, au Hilton. Welton Becket (1902-1969) – bâtisseur bénéficiant de la confiance de Conrad Hilton – signa cette tour plus rigide en 1958, coopérant avec le couple de ses confrères locaux Nicolás Arroyo (1917-2008) et Gabriela Menendez (1917-2008). Formés tous deux sur place, le mari servit même à Batista de ministre des Travaux publics puis d’ambassadeur aux USA. Parmi leurs œuvres personnelles se distinguent le Coliseo de la Ciudad Deportiva et le Teatro Nacional – grandes structures marquant l’apogée des capacités cubaines modernes. La modernité de ces réalisations constituait désormais une lingua franca signifiant avec éclat l’inféodation de l’innovation à des coulisses économiques et despotiques peu reluisantes. Tandis que le Brésilien Oscar Niemeyer (1907-2012) œuvrait lui aussi avec expressivité pour fonder la nouvelle capitale de son pays, sans faire mystère de ses opinions communistes, en venant à Cuba Polevitzky ou Becket servaient un tout autre genre de puissance.

Comme nombre de dictateurs, Batista vit dans l’architecture un moyen de pérenniser son règne. Loin de seulement dérouler le tapis rouge aux troubles développeurs, l’ex officier sut toutefois comprendre que l’insalubrité du vieux-centre nécessitait des réponses autres que celles de la répression – surtout alors que le pays connaissait une croissante contestation sociale.

Sans doute sur les conseils avisés d’Arroyo fut fait appel à un tandem singulier, constitué de deux émigrés au parcours très différent. Proche de Le Corbusier, avec qui il coopéra au plan de refonte avorté pour Barcelone, José Luis Sert (1902-1983) quitta à son tour l’Espagne pendant la guerre civile. Quant à Paul Lester Wiener (1895-1967) il se forma dans son Allemagne natale avant de vite s’installer aux USA. Tous deux convaincus par le principe de ville fonctionnaliste, ils étudièrent ensemble plusieurs brillants projets de cités industrielles en Colombie et au Pérou pendant la seconde guerre mondiale – les plans de Ciudad Motores et Chimbote étant intrinsèquement liés aux conséquents intérêts économiques de firmes états-uniennes en Amérique latine.

Pour La Havane, ce duo œuvra avec le Cubain Mario Romañach (1917–1984). Ils définirent ensemble via le Plan Piloto une stratégie écartant la table rase corbuséenne, proposant une conservation ciblée de l’essentiel du tissu urbain historique – l’évidant en partie pour y insérer des édifices modernes, et conseillant de réaliser le curetage des ensembles anciens, dotés au passage d’espaces plantés. Après les avenues arborées faites sur les plans de Forestier, les projets de Sert/Wiener poussaient plus loin le principe d’amélioration globale d’un cœur urbain existant. En outre, leur corbusianisme inné les poussa à envisager un audacieux prolongement de la ville par une île artificielle posée devant le boulevard maritime du Malecón. Bon équilibre entre préservation du patrimoine et innovation contemporaine ?

Malgré cette initiative collectivement utile, Batista resta en son for intérieur un despote voulant célébrer au passage son pouvoir. Le nouveau palais présidentiel qu’il commanda dans la foulée à Sert et Wiener pour son propre usage nécessita des renforts, avec plus de spécialistes étrangers tels l’ingénieur structurel Félix Candela (1910-1997) – autre Espagnol ayant fui la dictature de Franco, qui s’installa au Mexique – et le paysagiste Hideo Sasaki (1919-2000) – de famille japonaise mais natif des USA. Talents connaissant le milieu, Romanach et Menendez complétèrent cette équipe aux facettes multiples.

Sur le plateau jouxtant le fort El Morro et près de la tranchée du tunnel récemment réalisé sous la baie en coopération entre des ingénieurs cubains et ceux français de la Société de Grands Travaux de Marseille, la brigade Sert envisagea une imaginative refonte de l’habitat somptuaire monarchique du passé, appliqué aux formes modernes du XX° siècle. Une planche fut réalisée, comparant favorablement à la même échelle les plans du palais présidentiel cubain avec ceux royaux de Madrid et de Stockholm notamment, mais également avec la Maison Blanche. Document courtisan destiné à flatter la mégalomanie du commanditaire ? Avec son plan carré et sa singulière succession de boîtes échelonnées sous un parapluie de palmiers en béton, s’il avait été construit ce palais aurait constitué un jalon architectural essentiel.

Or, aucun pouvoir n’est inébranlable. Fondée sur l’oppression impitoyable et l’exploitation cynique, la dictature de Batista finit par s’écrouler en 1959 sous les coups de boutoir des révolutionnaires menés par Castro. La révolution et son cortège d’exactions entraînèrent par ricochet l’émigration aux USA de nombre des architectes évoqués, ayant tous servi le précédent régime. Wiener tenta certes assez naïvement de convaincre les nouveaux dirigeants de maintenir la réalisation du Plan Piloto. Plus lucide, Sert resta en retrait – comprenant mieux qu’une autre ère s’annonçait.

D’abord toléré par Washington, Castro s’attira vite les foudres américaines quand le nouvel homme fort procéda à la nationalisation des biens étrangers et se tourna vers le communisme. Prenant ses quartiers à l’ancien Hilton, opportunément rebaptisé le Habana Libre pour effacer le symbole capitaliste, le Lider Maximo en fit le premier centre officieux du régime révolutionnaire. Le rapprochement avec l’URSS et la crise des missiles de Cuba débouchèrent sur le sévère blocus américain de l’île – installant durablement des pénuries de matériaux. Face à cette situation critique, les architectes cubains durent composer avec les moyens du bord. Ainsi Ricardo Porro (1927-2014) commença en 1964 avec le double complexe de l’école de danse et des Beaux-Arts : étonnant exemple d’architecture organique. Là, l’usage rationné du béton allié à d’inspirées voûtes et dômes de briques assurèrent une inventivité spatiale, visuelle et climatique combinant merveilleusement force et grâce. Hélas, ce chef-d’œuvre ne fut jamais achevé, à cause du manque de moyens – Porro émigrant ensuite en France où il adapta sa vision expressionniste à des ressources différentes.

Les Russes entrèrent ensuite dans le bal cubain, affermissant leur présence sur l’île à tous les niveaux. L’urbaniste de la ville neuve de Togliatti, Boris Roubanenko (1910-1985) tenta d’y exporter la préfabrication lourde pour résoudre le criant problème du manque de logements. Outre cette intervention pragmatique, l’URSS prépara plusieurs concours destinés à marquer dans le paysage le triomphe du communisme sur ce fragment d’Amérique. En 1967 deux architectes soviétiques proposèrent ainsi pour la Playa Girón – lieu du débarquement américain raté de la Baie des Cochons – un Monument à la Victoire (de la Révolution castriste). Le projet d’Elena Novikova (1912-1996) déploya trois pylônes triangulaires abstraits voisinent avec un tétraèdre creux servant d’autel commémoratif. Celui de Mikhaïl Markovski (1927-1992) employa aussi deux pylônes parallèles, associés à une plus simple statue de femme brandissant le laurier de la paix… Carrières bien différentes : l’une devint une enseignante, l’autre œuvra surtout pour le métro de la capitale et les administrations en dépendant. Leur envoi cubain fut une tentative de sortir des contraignants cadres de la production soviétique. Rien ne fut réalisé – montrant combien une telle propagande pouvait rester un vain coup d’épée dans l’eau.

Cependant, l’importance croissante de l’URSS fut rendue évidente par l’imposant complexe de son ambassade. Celle-ci fut conçue par Aleksandr Rochegov (1917-1998) qui en acheva l’essentiel des structures vers 1984. Cet architecte avait contribué après sa formation au chantier d’un des gratte-ciels moscovites staliniens, avant de s’adapter à la seconde modernité soviétique puis à la nouvelle monumentalité brejnévienne semi-moderne. Dominant le quartier résidentiel de Miramar en bordure de mer, la massive et abstraite tour diplomatique de Rochegov semble littéralement un intimidant donjon surveillant l’île. La plupart de ses matériaux furent apportés par bateau, comme auparavant les missiles ayant failli faire sombrer le monde dans le feu nucléaire. Un tel monument signifiait où se situait le vrai pouvoir, la vigie de Moscou sur un allié utile quoique trop agité.

Le destin architectural de Cuba au XX° siècle resta donc parcouru de courants contraires, souvent otage de fortes influences extérieures. Celles-ci modelèrent La Havane, les architectes y insufflant chacun leur vision d’une Amérique caribéenne. Sous pression de pouvoirs changeants, venus d’horizons variés – parfois avec des parcours dramatiques – tous métamorphosèrent la cité. Ce en continuant d’abord des modèles exportés, de provenance américaine. Puis en inventant au fur et à mesure une créativité moderne. Celle-ci détermina fortement l’identité cubaine, entre hospitalier refuge pour des émigrés et affirmation de bâtisseurs locaux voulant à leur tour peser dans les capacités contemporaines.