Le séculaire sommeil d’une ville enchanteresse peut exposer à des réveils cauchemardesques. Linz connut une telle hantise, pour avoir suscité les rêves d’un encore banal jeune homme ensuite devenu ignoble despote. Si ce sont souvent les capitales qui concentrent les symboles du pouvoir, le régime nazi d’Adolf Hitler entendit remodeler plusieurs cités allemandes, pour que chacune rende tangible son délire de supériorité raciale et culturelle.

Sitôt après sa prise de pouvoir, Hitler commença par projeter ses fantasmes mégalomaniaques sur Nüremberg. La vénérable cité médiévale resta intouchée, commode décor d’un passé germanique idéalisé tel un opéra wagnérien en plein air. Néanmoins, les grandiloquentes parades du Parti exigèrent rapidement la création d’équipements conséquents. Ceci réclamait un bâtisseur assez intuitif pour saisir les attentes d’un Führer certes amateur d’architecture, mais en vérité peu au fait des réalités du bâtiment.

Le décès de son premier architecte favori, Paul Ludwig Troost (1878-1934) – auteur à Munich du siège du Parti nazi, de l’Ehrentempel et de la Haus der Kunst, achevés post-mortem – obligea Hitler à trouver un autre maître d’œuvre pour concrétiser ses songes architecturaux. Remarqué par le rusé ministre de la propagande, Goebbels, Albert Speer (1905-1981) parvint ainsi à décrocher une commande clé du Reichsparteitagsgelände. L’ambitieux Speer assimila aussitôt le style de Troost, comprenant combien Hitler atttendait une certaine malléabilité. Sa tribune d’honneur du Zeppelinfeld conserve le spartiate néo-classicisme de Troost, mais lui donna une ampleur plus démonstrative en s’appuyant sur une appréciée source antique. Car Speer reprit sans vergogne le schéma spatial de l’Autel de Pergame. Ce vestige antique, éclatante découverte de l’archéologie allemande, donna lieu à un remontage épique à Berlin, dans le Pergamonmuseum conçu au début du XX° siècle par Alfred Messel (1853-1909). Les travées hiératiques de son œuvre présagent d’ailleurs des tendances architecturales rétrogrades du nazisme. L’habile Speer sut magnifier sa tribune de Nüremberg par l’élan vertical des hampes de drapeaux donnant l’impression d’un équipement plus monumental. Surtout, son usage nocturne des projecteurs braqués vers le ciel démultiplia la majesté martiale du site, mué en cathédrale de lumière. Idée novatrice ? Pas vraiment. Dès l’exposition de Paris 1925 la tour Eiffel avait fait l’objet de géantes illuminations nocturnes. Les Français affinèrent le procédé à l’exposition coloniale de 1931, créant des faisceaux lumineux autour d’une grande réplique en bois et plâtre du temple cambodgien d’Angkor Vat. Speer mit donc au service du III° Reich un goût récent pour les éclairages de masse – entre modernité électrique et scénographie traditionnelle.

Après la Tribune, Speer continua l’extension du si idéologique site nurembergeois. Des professionnels actifs dans la région, Ludwig Ruff (1878-1934) et son fils Franz Ruff (1906-1979) contribuèrent sur ses instances à cette hyperbole. Leur colossale Kongresshalle, restée inachevée, aurait littéralement miniaturisé le Colisée romain. Tout cela s’inspire toujours de l’antiquité, remodelée de manière mortifère, funèbre dans sa grandeur froide. Les films de propagande tournés par Leni Riefenstahl diffusèrent cette transformation des lieux avec une pompe arrogante, exaltant un militarisme fanatisé.

Stratégie différente, plus captieuse, pour Linz. Une fois l’Anschluss acté en 1938 – annexion de l’Autriche qui accéléra le chemin désastreux vers la seconde guerre mondiale – Hitler prépara illico la métamorphose de la pittoresque cité autrichienne en capitale culturelle du Reich. Le choix du maître d’œuvre fut à nouveau un processus où l’argument politique voire personnel empiéta sur la raison constructive. Car, tout comme il mettait en rivalité ses séides politiques, Hitler joua sadiquement de la faveur accordée ou retirée arbitrairement à ses architectes.

D’abord il porta au pinacle Roderich Fick (1886-1955), qui pratiquait jusqu’ici un régionalisme tempéré. Son approche très heimatschutz, protégeant le paysage germanique traditionnel, correspondait apparemment à l’obsession des nazis pour le sang et le sol. Cette vision lui permit d’œuvrer pour l’éminence grise du dictateur, Bormann, dont en 1935 sa villa à l’Obersalzberg. Fick contribua ensuite au déploiement des projets nazifiant ce sublime site des Alpes bavaroises, érigeant des casernes et un modeste pavillon de thé pour Hitler. En 1937, l’architecte percha un sévère « chalet » dit du Nid d’aigle au sommet du Kehlstein – offert à Hitler par le cauteleux Bormann pour le cinquantième anniversaire de son chef adoré. Les fréquents séjours hitlériens à l’Obersalzberg conduisirent d’ailleurs Speer à y bâtir également une villa-atelier, pour bien conserver son enviable proximité avec le cœur du III° Reich.

Ces commandes installèrent Fick comme interlocuteur architectural d’Hitler, qui lui confia en 1938 le remodelage de Linz. Opération politiquement opportune, à laquelle le dictateur attachait une attention personnelle. L’architecte agença une série de sobres immeubles le long du Danube. Cette façade urbaine créa une unité artificielle auprès du fleuve, nécessitant de redessiner la Hauptplatz. Celle-ci reçut ainsi une articulation monumentale, avec les sévères immeubles formant entrée triomphale autour du pont, symboliquement nommé Nibelungen. Cet ouvrage d’art, à l’efficace tablier métallique, fut conçu par Friedrich Tamms (1904-1980) – bientôt auteur des martiales tours de défense antiaérienne d’un III° Reich militairement aux abois. Les statues colossales sur les piles auraient dû payer leur tribut à la passion hitlérienne pour les légendes germaniques revisitées via la musique de Wagner. Ajouts servant d’ouverture annonçant le développement global de la ville.

Or, esthète égaré aux côtés de bouchers, Fick resta rétif à la mégalomanie hitlérienne. Donc Speer intrigua pour saper l’image de son confrère. Désir de contrôle absolu ? Folie des grandeurs, vu que Speer remaniait alors Berlin en immortelle et irréelle Germania, avant d’étonnamment devenir ministre de l’armement pendant la guerre… Aussi le dictateur écarta sèchement Fick, confiant d’office la direction des projets de Linz à Hermann Giesler (1898-1987) – un nazi fervent. Celui-ci venait d’achever une des écoles du NSDAP à Sonthofen en Bavière, entre régionalisme alpin et allusions médiévales. Lieu censé former une supposée chevalerie aryenne. Giesler utilisa aussi ses liens avec d’autres hiérarques nazis pour remodeler Weimar. Son rapprochement progressif avec Hitler se fit au grand dam de Speer, craignant pour sa position de bâtisseur favori du dictateur.

L’appropriation des travaux à Linz par le servile Giesler aboutit à une pesante hypertrophie des projets. Sa version des équipements prévus – Opéra, gare, immeubles du Parti, etc. – sombra dans une pompe aussi glaciale que peu imaginative. Le tout était censé être terminé après la victoire finale du régime nazi ! Pourtant, la défaite de Stalingrad et la riposte de l’Armée rouge rendait désormais improbable la concrétisation des fantasmes architecturaux hitlériens. Pour une refonte similaire de Hamburg, Konstanty Gutschow (1902-1978) rencontra un problème identique : la référence obnubilée au néo-classicisme de Karl Friedrich Schinkel (1781-1841) succombait à la rigidité hitlérienne, à peine tempérée par la tentative des architectes d’inventer l’équivalent nazi des gratte-ciels. En somme, la proximité avec le compassé Führer fonctionnait littéralement comme astre noir, étouffant toute créativité.

Curieusement, le disgracié Fick conserva malgré tout quelques projets. Son Führermuseum serait devenu le temple abritant le résultat du pillage nazi à échelle européenne des œuvres d’art appartenant auparavant aux collectionneurs juifs. Cette collection acquise par brigandage montrait combien les complices d’Hitler envoyaient les Juifs dans les camps de la mort tout en paradant en pseudo mécènes culturels. Pour ce trouble édifice, classicisme conventionnel, écrin aveugle un peu animé par le jeu des très verticaux pilastres et l’alternance de frontons cintrés et triangulaires. Or, Fick dut boire le calice d’amertume jusqu’à la lie : Giesler s’empara aussi de ce programme emblématique, y collant une colonnade plus maniérée ! Comprenant que rien ne lui serait épargné, Fick conçut l’Hôtel Donauhof comme une sorte de frigide parodie du Palais Farnèse à Rome. Chez cet otage du despotisme, la citation évidente de ce chef-d’œuvre Renaissance d’Antonio da Sangallo le Jeune (1484-1546) et Michel-Ange (1475-1564) tenait plus de la tentative désespérée pour remettre un peu de finesse esthétique dans un ensemble urbain de plus en plus contaminé par une mégalomanie croissante.

L’habitat préparé par les équipes initiales révèle autrement les coulisses d’une cité toute entière plongée dans la démence. Le traditionnel charme intimiste de ces demeures offre un cadre étrange à l’embrigadement fanatique de la société par les nazis. De tels logis devaient favoriser une sexualité au service d’une reproduction eugénique, prétendant perpétuer l’autoproclamée race supérieure aryenne…

Jusque dans son bunker berlinois cerné par les Russes, Hitler rêva devant la maquette des ensembles prévus par Giesler pour Linz, incluant notamment son futur mausolée. Lui et son architecte s’accrochaient encore à un fantasme définitivement maudit. La chute du III° Reich enterra enfin ces projets déments.

Parmi les accusés de premier plan du procès de Nüremberg, Speer choisit une habile défense, entre contrition calculée et instrumentalisation de son refus de détruire les infrastructures allemandes. Malgré sa participation directe aux crimes nazis, cela lui permit de sauver sa tête – contre 20 ans de détention. Ses mémoires jouèrent la carte du repentir – gros succès éditorial, au grand dam de l’amer Giesler. Ce dernier fut ensuite jugé par un tribunal militaire américain pour crimes de guerre, condamné à perpétuité, mais libéré en 1952. Sa carrière ultérieure resta inégale et ses mémoires, publiés chez un éditeur d’extrême-droite, montrent une suintante nostalgie de la période nazie. Fick passa aussi devant les instances de dénazification. Son attitude plus décente – il ne contribua pas aux crimes contre l’humanité – et ses avanies suite aux calomnies de ses rivaux lui valurent un verdict clément : une amende. Son statut d’ex compagnon de route du régime bloqua néanmoins sa réintégration comme professeur, mais il prit un peu part à la reconstruction.

Porteurs d’une aura maléfique, les symboles des monuments de Nüremberg furent dynamités dès avril 1945. Dans sa « théorie des ruines », Speer imaginait l’image majestueuse des vestiges du Reich hitlérien mille ans plus tard… Sa vaniteuse prophétie se vérifia moins d’une décennie après ! Les massifs restes servent de témoins silencieux d’un funeste empire. De même, les quelques œuvres de Giesler constituent un encombrant rappel mémoriel. Quant à Linz, les travaux réalisés par Fick sont toujours en place – entre pompe et mélancolie.

La confrontation entre les desseins de Fick et Giesler révèle un gouffre existentiel. Le premier tenta la poursuite d’une certaine élégance conceptuelle ; le second se plia avec obséquiosité aux diktats d’un dictateur réclamant un décor grandiloquent. Devant le tyran, leur sens créatif se lia irrémédiablement aux turpitudes d’un pouvoir fondé sur l’élimination ou l’asservissement de peuples entiers. Le panorama de Linz sur le Danube : inquiétant masque architectural d’un âge d’or fictif, fondé sur un délire de suprématie raciale. Derrière ce songe pervers, des coulisses sinistres où chaque chantier participait d’un dévoiement inhumain du moindre mécanisme social.