L’édification d’un sanctuaire national ? Aux yeux de la Belgique, une affaire trop sérieuse pour la laisser aux seuls monarques et cardinaux.

Ainsi le roi Léopold II envisagea au début du XX° siècle de célébrer les grandes figures belges, à l’instar de la transformation de l’église parisienne Sainte-Geneviève en temple républicain. Panthéon qu’il aurait pu confier à l’architecte français Charles Girault (1851-1932) – Grand Prix de Rome 1880, auteur du Petit Palais lors de l’Exposition de Paris 1900, manifeste du goût Beaux-Arts finissant. Très admiratif de cette œuvre, Léopold sollicita Girault notamment pour son Musée royal de l’Afrique centrale. Ce palais néo-classique devint un temple pour les artefacts arrachés au Congo alors sous propriété personnelle du souverain – exploitant les ressources de ce vaste territoire, n’hésitant pas à infliger les pires supplices aux populations littéralement asservies.

Placé sur une éminence de Koekelberg, non loin du centre de la capitale, ce panthéon se fondait d’emblée sur une exaltation patriotique financée par de cyniques exactions coloniales. Cette peu glorieuse genèse attira plus d’adversaires que de soutiens au projet. Car les tout aussi peu humanistes autres puissances colonisatrices diligentèrent avec opportunisme des enquêtes sur les féroces massacres congolais. Ce scandale international accéléra la cession du site à l’Eglise catholique.

Alors les dignitaires ecclésiastiques conservèrent l’idée d’un lieu de communion, célébrant plutôt le Sacré-Cœur par une épique basilique. Réponse belge à celle française sur la colline de Montmartre ! L’architecte retenu, Pierre Langerock (1859-1923) était un spécialiste des restaurations d’églises et réalisa des œuvres néo-gothiques. Son projet témoignait d’une nette influence du dessin du restaurateur français Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc (1814-1879) d’une cathédrale idéale du XIII° siècle. Langerock commença les travaux en 1905. Le manque de financement, les autres choix socio-politiques du nouveau roi, puis le déclenchement de la première guerre mondiale, ne lui permirent que d’achever les fondations de sa si nostalgique basilique.

L’occupation allemande du pays jusqu’en 1918 ayant laissé nombre de cités dévastées, le chantier connut de nouvelles épreuves. La priorité à la reconstruction menaça la reprise des travaux, que l’argument de potentiel futur mémorial national ne suffit pas totalement à garantir. L’anachronisme du projet Langerock conduisit à une tentative de concours, avec pour objectif avoué de créer un monument diminué et différent. Ce presque reniement resta un prêche dans le désert. L’Eglise sortit de ce sillon en 1921, confiant ex opere operato la commande à Albert Van Huffel (1877-1935), bâtisseur aux origines modestes et pieusement dévot.

Celui-ci s’appuya avec pragmatisme sur le socle laissé par son prédécesseur, qui détermina en grande partie le plan général. Toutefois, ses options techniques et esthétiques témoignèrent de son adhésion aux nouvelles évolutions architecturales. D’abord, il abandonna la maçonnerie traditionnelle, au profit d’une plus moderne structure en béton armé. Le tout avec un revêtement extérieur surtout en briques, des éléments en pierre ornant des emplacements clés. Intérieurement, les piliers de béton furent couverts de terracotta. Parti audacieux et pragmatique inspiré par les gratte-ciels américains ? L’échelle de l’édifice et les lacunes budgétaires exigeaient cette industrialisation. Simultanément, l’ex-maître de l’art nouveau Victor Horta (1861-1947) conservait au Palais des Beaux-Arts bruxellois des façades entre académisme et Art Déco en pierre – laissant la structure interne en béton partiellement visible.

Le style élu pour la basilique conserva les formes anciennes, les métamorphosant au crible d’un dépouillement plus proche de la simplicité franciscaine que de la verbosité sulpicienne. La brique clame une sobriété très nordique d’esprit. Si les tours de façade poursuivent un héritage médiéval, leurs calottes répondent au dôme central. Massif, modelé avec autant de vigueur que de majesté, cet élément italianisant demeure la clé de voûte magnifiant le sanctuaire.

Car Van Huffel donna délibérément à ce dôme une forme ostensiblement inspirée de celui de Michel-Ange à la basilique Saint-Pierre de Rome. Depuis la Renaissance, les coupoles catholiques signifiaient par métonymie une ambition universaliste, présente partout sur le globe. La dimension monumentale du dôme belge affirmait ainsi avec éclat son appartenance à l’Eglise apostolique et romaine. Cela créait une unité nationale apparente, dans un territoire à majorité catholique toutefois miné par les violentes divisions entre communautés wallonnes et flamandes. Cet aspect des plans de Van Huffel inspira d’ailleurs beaucoup à Joseph Smolderen (1889-1973) l’église également dédiée en 1928 au Sacré-Cœur à Liège. L’air de parenté entre les deux dômes pourrait presque virer au plagiat ! Cette citation faisait donc en vérité du dôme bruxellois le dépositaire d’un legs semblant perpétuellement essentiel. Pourtant, l’apogée représenté par la coupole michelangelesque était désormais fort lointain – au XX° siècle paraissant plus une réminiscence pompeuse.

Cette refonte formelle servit de postulat guidant chaque décision créative. Les demi-coupoles du transept rappellent à la fois la cathédrale gothique de Noyon et les absides de la même basilique romaine : l’architecte fusionna plusieurs types canoniques de l’art sacré.

Réflexe synthétique similaire, pour les espaces du service divin. Le maître-autel en est la meilleure profession de foi, remontant aux sources du christianisme. Dans les basiliques paléochrétiennes, les ciboriums constituaient un élément liturgique essentiel pour valoriser le maître-autel par un dais. Au cœur de la basilique vaticane, le monumental baldaquin du Bernin avait métamorphosé cet héritage avec un glorieux souffle baroque. Dialoguant avec ces vénérables précédents, fermant le chœur quasiment tel un jubé médiéval, Van Huffel y accola un baldaquin aussi en terracotta. Le tout avec une sévère majesté, équilibrant recueillement devant la tradition et consentement face à la contemporanéité.

Or, seul le chœur était en voie d’achèvement au décès de Van Huffel. Providentiellement, son dévoué bras droit Paul Rome (1896-1989) reprit aussitôt en main les travaux, demeurant substantiellement fidèle aux dessins légués par son maître. Cette transmission poursuivit loin dans le XX° siècle un testament architectural. Pendant l’Exposition de Bruxelles 1935, la basilique apparaissait encore adaptée à son époque, face à l’Art Déco Palais du Heysel de Joseph Van Neck (1880-1959). Par contre, devant l’ardeur moderne de l’Exposition de 1958, le sanctuaire devenait plus que jamais l’encombrant spectre d’une ère révolue.

De fait, la façade et ses tours furent finalisées au début de la décennie 1950, et les transepts terminés à la fin de cette décade. Le dôme – recouvert de cuivre du Congo – ne fut inauguré qu’en 1970, achevant enfin l’imposante basilique. Soit dix ans après l’indépendance de l’ancienne colonie ! L’usage de matériaux africains avait néanmoins continué. Tenaces habitudes de l’empire colonial perdu. Ici les ombres du passé esclavagiste demeurent derrière la lumière évangélisatrice. Chaque œuvre peut avoir son versant de barbarie.

Durant la même période, d’autres considérables basiliques connurent des chantiers épiques, poursuivis sur des décennies – comme les cathédrales médiévales. Ainsi en advint-il de celle dédiée à Sainte-Thérèse de Lisieux, dans la ville éponyme. Commencée dans un goût néo-romano-byzantin en 1929 par Louis-Marie Cordonnier (1854-1940), elle ne fut achevée qu’en 1975 par son petit-fils. Au Canada, l’Oratoire Saint-Joseph à Montréal, entrepris en 1904 ne se termina qu’en 1967. Sept architectes s’y succédèrent, dont Ernest Cormier (1885-1980) et le moine-architecte Paul Bellot (1876-1944). Si Lisieux obéit plutôt aux plans initiaux, Montréal offre un curieux collage entre le lisse néo-classicisme extérieur et les masses brutes internes de béton.

L’Eglise trahissait là sa difficulté à vivre avec son temps. Conscient de ce hiatus, le pape Jean XXIII initia en 1962 via le concile Vatican II une méditation générale sur la place du catholicisme dans la société. Cet aggiornamento liturgique aboutit notamment à un mouvement global de modernisation architecturale. Dans le Vatican même, fut réalisée en 1966 la salle Paul VI, où Pier Luigi Nervi (1891-1979) déploya une vigoureuse couverture en arcs paraboliques. Toutefois, cette remise à jour religieuse suivit en vérité les efforts modernisateurs entrepris par les architectes eux-mêmes depuis le début du siècle.

Car, en Italie toujours, Saverio Muratori (1910-1973) avec son projet d’église de l’Ascension à Rome avait exploré dès 1954 un lien singulier entre héritage baroque et structure moderne. Approche semblable en 1960 chez Giovanni Muzio (1893-1982), pour la basilique de l’Annonciation à Nazareth. En France, cherchant des formes différentes de celles de son ancien mentor Auguste Perret (1874-1954) à l’effilée tour en béton de Saint-Joseph au Havre en 1951, Le Corbusier venait d’explorer en 1953 avec la chapelle de Ronchamp une expression lyrique du béton armé. Guillaume Gillet (1912-1987) avait aussi fait en 1955 de son église de Royan un puissant chant de béton. Puis, aux USA, Pietro Belluschi (1889-1994) cosigna en 1967 avec Nervi la nouvelle cathédrale de San Francisco – autre épique structure où le béton tutoie le ciel dans un bel effet ascendant.

Comparée à ces sanctuaires parfois stylistiquement révolutionnaires, la basilique bruxelloise se révélait au mieux continuatrice, au pire passéiste. En somme, l’équivoque vestige d’un rêve de grandeur coloniale et catholique.