Les peintures de Mark Hagen sont produites en poussant de la peinture noire et blanche, à travers des morceaux de toile de jute, sur des panneaux de verre supportant des feuilles de plastique d’emballage froissées, du ruban adhésif d’emballage, des configurations géométriques faites de carreaux découpés, etc. Une fois que la peinture a séché, la toile est retirée de cette surface texturée, absorbant son empreinte négative sur ce qui deviendra l’avers de l’oeuvre. Voici, en quelques mots, le procédé utilisé par Mark Hagen. Cependant, on a beau expliquer ce processus en détail, il n’en demeure pas moins déconcertant, parce que ces oeuvres, que nous observons de face comme nous observons toute peinture, furent littéralement composées à l’envers. L’artiste ne peut prédire le résultat que jusqu’à un certain point – bien que de plus en plus avec le temps – et cette incertitude intrinsèque se transmet au spectateur. Du point de vue de la réception, chaque effet visuel est également le sujet d’une inversion, comme s’il avait traversé la coquille dure du crâne, les plis humides du cerveau, la glissière chargée du nerf optique. Penser la vision de cette manière corporelle entraîne implicitement un divorce du monde phénoménologique. En d’autres termes, ce qui est aveugle dans le processus de Hagen est également aveuglant, même si cet aspect est directement lié à la manière dont nous voyons en réalité, beaucoup ou peu, selon notre prédisposition physique et mentale.

Les schémas dégradés, qui ont sa préférence, sont réalisés uniquement à partir de deux tubes de peinture, qui pourtant produisent des variations infinies de gris, des couleurs distinctes qui ne peuvent être différenciées, qui se noient inévitablement dans le lavis expérientiel continu. Les cadres éclatants et prismatiques en titane anodisé qui entourent cette dernière série d’oeuvres semblent d’abord compléter ce manque expérientiel, mais ne servent en fait qu’à le souligner. Comme la physique aime à nous le rappeler, la richesse chromatique que nous décelons dans le monde ne correspond qu’à une infime fraction du spectre électromagnétique dans son ensemble, et les couleurs incluses dans cette étroite bande sont ensuite réduites plus encore à celles que nous pouvons nommer. Entre une infinité de couleurs et l’absence de couleur, la plénitude et le vide, ces peintures mettent en avant nos limites sensorielles pour suggérer ce qui les dépasse.

Nous ne voyons que ce que nous reconnaissons. Comme l’écrivait Novalis, « l’oeil ne voit que des yeux », ou pour le dire moins poétiquement, il ne voit que ces parties du monde qui sont tournées vers lui et qui, en quelque sorte, retournent son regard. Mais quid du reste ? Hagen en appelle au modèle de la peinture monochromatique en tant que point limite téléologique de la tendance moderniste à la réduction essentialisante et holistique comme à une sorte de ruine, une chose qui ne peut refléter la totalité qu’à travers son absence. Si elle retourne le regard, alors c’est au moins avec un oeil fermé, et nous pouvons remarquer ici la signification du composant tactile. Les incongruités de la surface sont enregistrées visuellement à la manière d’un clair-obscur, mais existent également en tant que formes objectives, saillantes. La peinture est utilisée en tant que médium sculptural dans un processus de coulage et de moulage qui empiète clairement sur la nature virtuelle des arts graphiques ou visuels, avec la présence ressentie de ce qui est là en réalité. Le résultat, hybride, déroute la catégorisation, tout en pointant vers une sortie complète de l’art ; mais il fait naître aussi des analogies avec la topographie terrestre et son sous-sol de couches denses, faites de terre et de roche, de cristaux et de fossiles. Une fascination pour les formes géologiques, du magma de la boue à la symétrie parfaite des minéraux, a joué un rôle-clé dans cette oeuvre dès le début, et vise également à diriger l’attention au-delà de notre champ immédiat – dans ce cas-ci, vers les profondeurs millénaires du temps.

Les peintures de Hagen intègrent des éléments de sculpture et l’inverse est également vrai. Les peintures sont dénommées de cette façon parce qu’elles sont suspendues au mur, et les sculptures, à leur tour, parce qu’elles reposent au sol, mais les unes et les autres sont essentiellement des plans chargés d’un mélange d’information visuelle et de forme matérielle – une sorte de bas-relief. Certaines oeuvres autonomes qu’il a réalisées par le passé étaient assemblées comme des murs de maçonnerie composés de petites pièces similaires à des briques, mais faites à partir d’emballages de supermarché trouvés et ensuite moulés dans le ciment. Par contraste, ces oeuvres plus récentes sont découpées dans des feuilles d’aluminium en nid d’abeille mesurant 1,20 mètres sur 2,40 mètres pour former des formes treillagées irrégulières dont les extrémités s’emboîtent, ce qui permet de les faire pivoter. Un peu comme des monuments préhistoriques auxquels on a apporté une touche cubiste, ils peuvent se vanter d’une plus grande dimensionnalité, mais dérivée d’une source plus plate, et qui peut retourner à la planéité de manière imminente. En guise de touche finale, ces constructions sont recouvertes de fines couches de titane anodisé, ce qui leur donne le même effet irisé que les cadres mentionnés ci-dessus et en renforce l’aspect pictural. Ainsi, les matériaux, les outils et les techniques traversent une gamme de formats – peinture et sculpture, mais également conception de produit et architecture – établissant une continuité lisible d’une oeuvre à l’autre, ainsi qu’entre l’art et le monde extérieur.

Alternant entre des modèles de standardisation mécanisée et une customisation artisanale, les oeuvres de Hagen mettent en évidence leur processus de production dans leur forme finie de manière à nous apparaître comme des exemples fragmentaires et provisoires d’un développement plus large. Des motifs de composition sont répétés, mais varient également sans cesse, inversés par-ci, renversés par-là, avec des éléments tantôt ajoutés, tantôt retirés. Le principe directeur et la logique qui président à ces réalisations ne peuvent être saisis que par étapes, au fur et à mesure que l’oeuvre se compose, pour ainsi dire, sur le vif. En conséquence, les idées ne sont pas imposées sur des choses, mais se révèlent plutôt via la négociation, ce qui implique des compromis. Le sujet doit parfois céder à la volonté de l’objet et même se retourner contre lui-même. C’est ce que les artistes processuels ont toujours entrepris, bien sûr, mais Hagen le fait un peu différemment, car il ne prétend pas libérer l’objet, ou le traiter de manière plus éthique, plus adaptée au niveau écologique, par exemple. Le « parlement » du titre est un lieu controversé, où un consensus ne peut être atteint que par une investigation mutuelle des trous noirs de notre activité.

Vernissage: 13 Octobre 18:00-20:00