Son œuvre n’est que peu connu en dehors de ses frontières et pourtant, il est une figure majeure de l’art du 19e siècle. Ilya Répine (1844-1930) fut l’un des seuls peintres de son temps à jouir d’une telle notoriété. Ses tableaux étaient attendus avec impatience, et les essais qu’il publiait lus avec avidité. Fortement concerné par la vie sociale de son pays et de son époque, son travail constitue une plongée dans la Russie des tsars, qui s’engage bien au-delà du simple réalisme. Visite guidée au cœur d’une esthétique où se mêlent réflexion sur l’histoire et expression de sentiments personnels.

Ses débuts

Né en 1844 à Tchougouïev, en Ukraine, Répine est le fils d’un militaire et grandit dans un environnement soumis à une discipline de fer. Ses penchants pour le dessin se font très tôt ressentir ; les peintres de sa ville natale encouragent sa vocation et lui enseignent les premiers rudiments du métier de dessinateur mais aussi de peintre. En 1863, il entre à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg. Il a alors 19 ans, et son arrivée dans la capitale coïncide avec un moment charnière dans l’histoire de la peinture russe. Il s’agit de ce que l’on appelle la « Révolte des Quatorze ». Quatorze candidats boycottent le concours de fin d’étude de l’Académie. La raison ? Ils refusent de limiter leur travail aux normes de l’enseignement classique, c’est-à-dire aux thèmes mythologiques et héroïques de l’histoire antique et religieuse. Ils défendent le droit et le devoir de l’art d’être réaliste, et veulent, pour cela, représenter la société contemporaine. Ils demandent à l’Académie de pouvoir choisir eux-mêmes le sujet de leurs travaux de fin d’études. Requête évidemment rejetée par l’institution, qui entraîne le départ en masse des étudiants.

Les Haleurs, premier chef-d’œuvre

Répine suit le cursus de l’Académie, se plie à ses règles picturales, mais peint des tableaux de nature plus réaliste, inspirés de la vie quotidienne. Durant sa dernière année d’étude, il entame notamment l’une de ses toiles les plus célèbres, Les Haleurs de la Volga (1870-1873). Considérée comme son manifeste artistique, cette peinture représente des travailleurs du fleuve en train de haler une embarcation. L’œuvre rencontre un succès critique immédiat ; elle témoigne du sentiment de responsabilité qu’a l’artiste envers le sort du peuple, une valeur chère à l’intelligentsia russe. La réalisation des Haleurs lui prend plusieurs années. Répine passe du temps sur les bords de la Volga à croquer les travailleurs, mais aussi à imaginer différentes compositions. Les esquisses et études préparatoires du tableau montrent effectivement que l’artiste se laisse inspirer par ses impressions visuelles mais que, dans le même temps, il réfléchit à l’histoire de la Russie et à la destinée sociale et religieuse de l’individu. Cette dualité restera l’une des principales caractéristiques de son œuvre, tout au long de sa carrière.

La maison-musée de Repino

Répine a en effet une conception démocratique de la vie, qui se répercute dans ses tableaux mais aussi dans la maison qu’il a habitée et qui est aujourd’hui transformée en musée [1]. Située à Repino, nom donné en l’honneur du peintre, à une quarantaine de kilomètres de Saint-Pétersbourg, elle se trouvait en territoire finlandais jusqu’en 1940. Durant la guerre, le mobilier est sauvé mais la maison détruite. Rebâtie de manière identique, elle rouvre ses portes en 1962 et accueille depuis les visiteurs. À l’intérieur des Pénates (nom donné à sa maison par le peintre), l’esprit de Répine règne. Cette demeure, il la conçoit comme un lieu d’échanges, de discussion et de création. Des célébrités telles que Maxime Gorki, Alexandre Kouprine ou encore Vladimir Maïakovski foulent son sol. À l’entrée, le ton est donné : une pancarte annonce « Débrouillez-vous ! » à tous les hôtes de passage. Il n’y a pas de serviteurs, chacun est libre de faire ce qu’il lui chante. Aujourd’hui, dans l’atelier, la dernière toile inachevée de Répine est encore là. Pouchkine sur les rives de la Néva, 1835, auquel l’artiste s’est consacré durant trente ans, se dresse tel un symbole de l’engagement artistique inébranlable de l’artiste.

Des toiles encore sujettes à controverse

Membre de la Société des expositions artistiques itinérantes, Répine connut grâce à sa manière originale et personnelle d’aborder l’art une grande notoriété de son vivant. Certains de ses tableaux sont d’ailleurs restés célèbres pour leurs sujets parfois polémiques, même à l’heure actuelle. Dernier exemple en date : un riche entrepreneur a exigé en 2013 le décrochage de la toile Ivan le Terrible et son fils Ivan, le 16 novembre 1581 de la galerie d’État Trétiakov. Peinture ultra populaire de Répine, elle a été conçue sous l’influence de l’assassinat d’Alexandre II et des peines de mort prononcées contre les révolutionnaires, organisateurs de l’attentat. Elle représente Ivan le Terrible, les yeux écarquillés d’horreur, tenant son fils ensanglanté dans ses bras. En effet, l’histoire veut que le tsar, dans un accès de colère, ait mortellement blessé son fils. Dans ce tableau, le peintre interprète un évènement historique à travers la trame de l’actualité. Mais ce n’est pas tant ça qui gêne alors l’entrepreneur Vasily Boiko-Veliki, plutôt l’image que cette œuvre donne du tsar : un être impulsif et sanguinaire, incapable de contrôler ses émotions. En tant que fondateur du mouvement « Sainte Russie » dont le modèle de gouvernance est justement celui d’Ivan le Terrible, l’entrepreneur estime que cette toile constitue une insulte au pays et à la personnalité du tsar, et qu’il est parfaitement légitime de la décrocher de la galerie. Bien que l’institution ait refusé sa demande, cette situation montre à quel point l’œuvre de Répine est intriqué dans le contexte russe, jouant même un rôle dans les luttes idéologiques actuelles. Loin d’être simplement le reflet de son époque, il est un pilier dans la construction identitaire du pays.

1) http://eng.nimrah.ru/musrepin