Au début du XXe siècle, les artistes d’avant-garde, et notamment les surréalistes, essayèrent de revenir aux sources de la création en essayant de se délivrer des règles, des conventions et de tout ce qui entravait l’esprit humain et qui avait défini l’art jusqu’alors. Leur but ; la libération de l’homme. Le concept d’art lui-même était remis en cause. Grâce aux méthodes d’expérimentation qu’ils avaient mises en place (inspirées des théories freudiennes; simulation de la folie, demi-sommeil, hypnose, ou bien analyse des rêves), ils cherchaient à atteindre la « pensée pure », c’est-à-dire, libre, inconsciente et ainsi consacrer le pouvoir de l’imagination à une époque gouvernée par le « règne de la logique ». Après avoir été un temps tenté par le dadaïsme, mouvement nihiliste et destructeur, André Breton, déçu, souhaita mettre en place un processus créatif inédit en s’appuyant sur des bases entièrement neuves. Il décrivit dans le premier Manifeste du surréalisme la façon dont il avait ainsi découvert l’« automatisme », qui sera le fondement de sa théorie artistique ; jeune étudiant en médecine, il avait pu observer, pendant la guerre, des soldats blessés ou psychologiquement atteints être traités selon les nouvelles méthodes psychanalytiques établies par Freud.

« Je résolus d’obtenir de moi ce qu’on cherche à obtenir d’eux [les soldats aliénés], soit un monologue de débit aussi rapide que possible, sur lequel l’esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne s’embarrasse, par suite, d’aucune réticence et qui soit aussi exactement que possible la pensée parlée. »1

Ainsi sera défini le surréalisme en 1924 : « Surréalisme, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. »2

Le Dessin automatique d’André Masson datant de 1925-1926 qui est exposé au Centre Pompidou est le résultat de ce processus libérateur ; pour l’artiste surréaliste, à cette période, il s’agissait de s’affranchir des images qui le hantaient, des horreurs de la guerre et de sa violence, justement en donnant libre cours à ses pensées inconscientes, enfouies dans les profondeurs de son être. Ainsi, ce sont ses conflits intérieurs que l’on voit prendre forme dans ces entrelacs de mains et de pieds, de traits et de taches. Dans Massacre, les traits indistincts ont pris peu à peu forme humaine, mais ce sont des formes simples, enfantines, à peine un contour, à l’image des dessins de Cocteau ou de Picasso.

« L’œuvre […] n’est pas vainement intitulée Le Dessin : non seulement parce qu’est ainsi désignée l’origine de tout tracé, de toute pulsion figurative dans le corps, mais, plus directement, parce que l’exercice du dessin, et en particulier du dessin automatique – la main libérée des injonctions du cerveau – fut pour Masson la voie privilégiée par laquelle il s’est rejoint lui-même… »3

Si le surréalisme a été véritablement révolutionnaire, c’est dans ce rejet de la notion de génie et de talent. Avec cette nouvelle « méthode », tout un chacun pouvait devenir créateur. Breton comparait d’ailleurs les surréalistes à de « modestes appareils enregistreurs », à l’écoute de leurs désirs profonds et de leur inconscient. Ni enseignement ni école n’étaient nécessaire pour écrire ou dessiner à la manière surréaliste. Les artistes s’intéressèrent ainsi aux productions des fous ou aux dessins d’enfants comparables aux dessins et aux textes automatiques qu’ils produisaient dans leur état de semi-conscience. Anouck Cape, dans un article consacré aux productions des aliénés, publié dans la revue Romantisme, soutient que les surréalistes, en redécouvrant ces réalisations marginales, révélèrent « la beauté cachée que recèl[ai]ent les textes pathologiques »4, c’est-à-dire leur créativité.

Cependant, l’auteur ne manque pas de souligner que la valorisation de ces dessins et textes s’était faite au détriment de leurs auteurs ; en effet, pour les surréalistes, « la poésie des fous est involontaire, ils ne sauraient être créatifs qu’en toute inconscience ». 5

Et c’est bien là que la théorie surréaliste est controversée et « que l’on peut parler de la « fausse modestie » d’André Breton. Le rejet de la notion d’intention remet en cause la notion d’œuvre ; car au commencement, il y avait le dess(e)in :

« Dans son étymologie même – celle de dessein, de l’italien disegno – le mot dessin renvoie à l’idée de projet. Tout dessin procède de la mise en forme d’une pensée en acte qui se développe et qui connaît toutes sortes d’états, dans la multiplicité de ses errances et de ses humeurs. En cela, le dessin contemporain demeure ce qu’il a toujours été, le lieu privilégié de toutes les projections et de toutes les expériences, le signe précurseur d’une civilisation de l’œuvre, un territoire de liberté. Sa nature objective peut être esquisse, croquis, ébauche, épure ou œuvre pleinement accomplie, et sa forme devenir figurée, abstraite, concrète, imaginaire, narrative, géométrique, lyrique… »6

Toute entreprise artistique naît donc nécessairement d’une intention première ; d’un dessein qui prend forme sous la forme d’un dessin. Ainsi, il ne peut y avoir d’œuvre sans conscience préalable de l’œuvre. Les surréalistes étaient bien au fait de cette contradiction puisqu’eux-mêmes, tout en niant toute volonté artistique, continuaient à publier des livres, à peindre, à dessiner et à organiser des expositions. Pour sa défense, il semble que Breton n’ait pas eu d’autre but que de mettre à jour une méthode d’investigation capable de sonder l’esprit humain, territoire, selon lui, inexploré, dans ce qu’il a d’universel (tous les hommes rêvent et désirent) et de réconcilier ce qui jusqu’alors étaient perçus comme « contradictoires » ; raison et déraison, conscience et inconscience, beau et laid…

Depuis toujours, toute œuvre artistique contient en son sein sa part de conscience et d’inconscience. Les surréalistes ont fait de cette part d’inconscience leur cheval de bataille. Ils l’ont observée et recherchée. Mais cela ne signifie pas qu’elle était absente dans les œuvres qui les ont précédés ; un dessin est toujours une représentation à la fois graphique et mentale. Ainsi, dans une esquisse, on retrouve toujours véritablement la spécificité du peintre, son geste, mais plus important encore, sa perception (académique, réaliste, romantique, impressionniste, surréaliste, troublée ou enthousiaste, etc.), sa façon d’appréhender la réalité et le monde qui l’entourent. Car comme le dit Paul Valéry dans Degas, danse et dessin;

« Il se peut que le Dessin soit la plus obsédante tentation de l'esprit… Est-ce même de l'esprit qu'il faut dire ? Les choses nous regardent. Le monde visible est un excitant perpétuel : tout réveille ou nourrit l'instinct de s'approprier la figure ou le modelé de la chose que construit le regard. »7

Pour tout artiste, au commencement, il y a bien un monde qui ne demande qu’à être lu, puis transformé ou transposé par la main, dessiné, apprivoisé. Territoire de liberté, berceau de l’œuvre, projection instinctive ou contrôlée, mais aussi tentative de mettre à plat, de donner forme et corps à ce qui nous échappe, nous angoisse ou nous regarde, le dessin est bel et bien le préalable nécessaire à toute entreprise de création, de représentation et de (re)construction du monde.

Texte par Julie Bachmann

Notes 1 André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, Gallimard, NRF collection « Idées », réédition de 1966, Paris, p. 29.
2 Ibid., p. 37.
3 Extrait du catalogue Collection art graphique – La collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, sous la direction d’Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008.
4 Anouck Cape, « De l’aliénisme à la littérature d’avant-garde ou les ambiguïtés d’une consécration : petite histoire des écrits de fous », Romantisme, no 141, 2008/3, p. 65-78, p. 29.
5 Ibid., p. 31.
6 Philippe Piguet, « Dessin contemporain », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 9 juin 2015. www.universalis.fr 7 Paul Valéry, Degas, danse et dessin, 1949, Gallimard, Paris, p. 105.