Moqué, dénigré, refusé des salons officiels, Henri Rousseau a pourtant été admiré et reconnu de son temps par de grands artistes avant-gardistes tels que Matisse, Robert Delaunay et Picasso. Le surnom de « douanier » lui fut donné par son ami l’écrivain Alfred Jarry, à cause de son travail à l’octroi de Paris où il contrôlait les marchandises entrant dans la ville. Les critiques reprirent ensuite ce nom de « Douanier Rousseau », dans le but cette fois de railler celui qu’ils considéraient comme un « peintre du dimanche », ignorant de tout et particulièrement de la perspective.

Ce peintre hors-norme, rompu aux dessins de végétation luxuriante, jungles fourmillantes de vie peuplées de silhouettes primitives et de bêtes fauves et farouches, n’a pourtant jamais quitté la France. Son imagination fertile se nourrit de cartes postales, de revues de botanique et de récits de voyage, son inspiration tropicale pousse au Jardin des Plantes et ses bêtes féroces peuplent la ménagerie du Jardin d’Acclimatation. Sans oublier bien entendu les expositions universelles de cette fin de XIXe siècle, alors largement teintées de l’exotisme de colonies lointaines.

Né au sein d'une famille modeste à Laval en 1844, il y passe une enfance guère remarquable. Peu doué pour les études, il commence comme commis d’avocat, avant de se voir condamné à la prison pour le vol de menues sommes et de timbres. Pour échapper à sa peine il accepte d’intégrer l’armée, qu’il quittera peu de temps après, à la mort de son père. C’est ainsi qu’il arrive à Paris.

Il y épouse Clémence Boitard en 1869, puis commence à travailler l’année suivante à l’Octroi de Paris. Autodidacte et curieux de tout, il se lance dans la peinture pendant son temps libre et commence même à exposer quelques-unes de ses œuvres au Salon des indépendants en 1886, après avoir été refusé du Salon officiel. Dès lors il y participera presque tous les ans, malgré les railleries de la foule et le sarcasme pédant de la critique qui fit de Rousseau « l’aberration annuelle », l’occasion de rire à ne pas manquer. Le peintre ne fléchit pas et prend l’habitude, qu’il conservera jusqu’à la fin de sa vie, de collectionner religieusement chaque coupure de presse mentionnant son nom dans un cahier.

Absorbé par sa passion, le Douanier trouve le courage de prendre sa retraite pour vivre de sa maigre pension, et surtout de ses fantasmes exotiques. À la mort de sa femme puis de son fils, solitaire comme toujours, il donne des cours de peinture et de musique et se lance même dans l’écriture d’une pièce de théâtre. Tous les moyens sont bons pour pouvoir se payer les couleurs luxuriantes qui emplissent son esprit.

Le Douanier Rousseau puise son inspiration dans tout ce qui l’entoure et lui passe sous les yeux ; mais son âme malicieuse dans un corps déjà vieillissant a le pouvoir de transformer une simple carte postale à deux sous en un trésor fantasque et candide, comme les enfants dans leurs jeux font d’un buisson une jungle infranchissable, et le chat qui s’y tapit, un tigre prêt à bondir.

Cette simplicité honnête lui attache bien des amis – et quels amis ! Si le premier fût sans doute Alfred Jarry, l’excentrique poète qui appelait affectueusement le vieux peintre, « le mirifique Rousseau », suivront par la suite Serge Ferrat, Robert Delaunay, Toulouse-Lautrec, Picasso et surtout, celui dont le soutien surpassa tous les autres, sinon par la spontanéité, du moins par l’efficacité, Guillaume Apollinaire. Celui-ci, jouissant alors d’un certain prestige en tant que critique dans le monde artistique et littéraire parisien, commence pourtant dans la cour des hyènes du Salon des indépendants, à rire du Douanier dont il dira même qu’il « n’aurait dû être qu’un artisan ».

En 1910 toutefois, face au Rêve, il ravale ses sarcasmes et déclare : « Je crois que cette année personne n’osera rire… » Le poète se dévoue par la suite à la cause du peintre, et devient l’un de ses plus fidèles vassaux. Ou plutôt troubadour, car il chantera la légende du Douanier pendant des années, très largement enjolivée, tout comme Rousseau peignait une végétation imaginaire et disproportionnée : Apollinaire prétendra ainsi que le peintre a été envoyé au Mexique quand il était soldat, et que c’est le souvenir de fruits exotiques et défendus qu’il cherche inlassablement dans ses tableaux. Le Douanier Rousseau, pourtant éternellement raillé par le tout-Paris à l’exception de ses proches amis, avec sa naïveté habituelle trouve tout naturel d’être admiré et réserve l’un de ses cahiers aux coupures de presse dont Apollinaire est l’auteur.

Le peintre, déjà âgé de plus de 60 ans et vivant toujours dans la même pauvreté malgré l’aide de ses amis prestigieux qui achètent ses tableaux autant qu’ils le peuvent, se met vers 1907 à donner des « soirées familiales et artistiques » où l’on venait boire du vin, écouter Rousseau jouer du violon et profiter de la bonne société qui se bousculait dans le petit atelier du Douanier.

Le 2 septembre 1910, il meurt des suites d'une gangrène de la jambe à l’hôpital Necker à Paris. Ses amis parisiens n’étant toujours pas revenus de vacances, il est transporté jusqu'au cimetière de Bagneux où il est inhumé dans une fosse commune. L'année suivante quelques intimes se cotisent pour faire déposer sa dépouille dans une concession, puis son corps sera transféré à sa ville natale de Laval. Apollinaire dédia une épitaphe, aux vers gravés par Brancusi sur la pierre tombale, à la légende du Douanier.

L’avant-garde d’un XXe siècle naissant aura été presque la seule à reconnaître le talent du Douanier Rousseau. De « puéril » et « pré-primitif », son œuvre gagnera avec le temps le qualificatif de « naïf », respectant bien davantage la liberté et l’innocence de son style fantasque et rêveur. Il sera l’un des premiers de ce siècle encore jeune à se laisser séduire par un art enfantin, loin du carcan des écoles et des styles académiques. Estimé par tant de rêveurs, Paul Éluard dira encore de lui : « Dans sa simplicité, Henri Rousseau fut persuadé, pour notre bonheur, qu’il devait montrer ce qu’il voyait. Ce qu’il voyait était amour et nous fera toujours les yeux émerveillés. »

Pour encore plus d’émerveillement, ne manquez pas d’aller errer dans les couloirs du Musée d’Orsay à l’occasion de l’exposition « Le Douanier Rousseau. L’innocence archaïque », du 22 mars au 17 juillet 2016.

Texte par Capucine Panissal