On imagine sans peine qu’il soit arrivé à la galerie avec un grand carton à dessins et l’idée d’en faire une exposition au pied levé. À travers une centaine de feuilles, cet accrochage offre un regard intime sur l’oeuvre de Martial Raysse, la mise au jour pour le grand public d’années de travail peu connues jusque-là. Le prisme du dessin donne souvent l’impression de surprendre l’artiste dans l’atelier. Il y a un peu de cela ici, dans la spontanéité des compositions et les assemblages poétiques, mais pas seulement. On voit aussi dans ces dessins l’image du travail, du contrôle, des redressements et des améliorations, du temps passé et des étonnantes mises en scène que celui-ci permet aujourd’hui.

Pour commencer, chez Martial Raysse, il y a toujours des femmes, sans doute le premier de ses sujets. Rebecca (1996) rappelle la Joconde, mais on pourrait aussi l’avoir croisée hier dans le métro ; son portrait est entouré de longs coups de pinceau bruns et pourpre à la gouache : c’est la palette du peintre et la plus élégante des robes dans laquelle elle se drape. Alors on croit surprendre l’artiste au travail, comme lorsqu’on voit la succession de certaines variations : La Charmante Nad, dessinée au fusain, qui réapparaît dans Nad (2000) vêtue de rouge et entourée de fleurs des champs. Quelques minutes ou quelques jours se sont-ils écoulés entre ces deux images ? Les dessins de Martial Raysse disent beaucoup de sa pratique. Tout est permis, tous les pinceaux, tous les crayons, tous les papiers et les collages, même les photocopies, toutes les pirouettes et les acrobaties.

Ce qui surprend le plus quand on voit pour la première fois les grandes compositions qu’il a réalisées dans les années 1960, c’est leur relief, les branches en plastiques d’un cerf, les fausses plantes vertes, les morceaux de plages et de paysages en contreplaqué. Or ses dessins sont aussi très souvent en trois dimensions, comme ces petits collages dans lesquels des têtes de jeunes filles sont découpées et fixées sur des bustes un peu trop petits, par exemple les études pour La Source (1990). Il y a aussi des maillots de bain qui sont collés sur des corps de mannequins, comme dans les jeux de découpages pour petites filles. Toujours porteurs de fantaisie, ces collages indiquent les étapes d’un travail précis et de ses ajustements ; il arrive aussi qu’ils soient un peu des blagues – ou bien pas tout à fait ? – comme l’enfant du tableau de Bronzino transformé en prince par une couronne en fleurs de lys ajoutée sur sa tête dans Place d’Assas à Tolède (1993).

Au café ou au coin du feu, il n’est pas rare qu’il sorte un petit carnet de sa poche, coincé contre le livre qu’il est en train de lire, car il est de ces artistes qui ont toujours dessiné, et qui dessinent en permanence. Ce carton qu’il a apporté à la galerie est un choix de dessins qui traversent presque toutes les périodes de sa vie. Le plus ancien est un portrait d’Henry Geldzahler (1963), étrange collage-bricolage, hommage au conservateur new-yorkais ami de Warhol et des Pop Américains. Parmi les oeuvres anciennes, il y a aussi les deux « Formes » inscrites (1969), encore plus minimales que minimales, grilles en perspectives dans lesquelles on devine l’absence de deux Formes en Liberté. Depuis ces époques anciennes, Martial Raysse n’a cessé de produire des dessins qui sont en quelque sorte l’envers de son travail.

À partir de quelques carnets, il a composé une sorte d’atlas dont les pages n’ont jamais eu vocation à être réunies. Ce sont les Petits bouts échappés au déluge, un titre poétique et violent qu’il a donné à certaines de ses oeuvres depuis les années 1970. Comme une plongée dans le plus intime de ses recherches, ou du moins, dans les moments de travail les plus spontanés, ces compositions sont une nouvelle apparition de ces dessins. Étude pour Les Chemins de la liberté (1982) est parmi les plus étonnantes de ces planches : une série de stupas découpés, ourlés de noir, et collés comme une page d’encyclopédie, avec une petite tache bleue sur l’un d’eux.

Parmi les nombreuses études, on reconnaît tous les grands tableaux qu’il a montrés depuis quinze ans. Il y a les dessins préparatoires du Jour des roses sur le toit (2001), de Dieu Merci (2005), et ceux de Poisson d’avril (2006) où le Duc d’Issigeac tonne sur une impertinente, et dont le modello qui en donne la composition finale est une véritable marqueterie de papier. Il y a un défilé de jeunes filles qui ont inspiré l’immense composition Ici Plage, comme ici-bas (2012). De rose fluo, de vert et de bleu, Les Deux extravagantes de Sarlat (2009), un jour détoilées et scotchées au mur, sont les plus fantasques. Lucie (2010), n’est pas mal non plus, dont la silhouette découpée rappelle les théâtres d’ombres et les transes chamaniques.

D’autres dessins ont servi à préparer les sculptures, comme cette étude de 2010, où l’on reconnaît le bronze Ménis le Pêcheur (1997). Le bord du dessin est déchiré, un peu comme l’était le Tableau cassé (1964), sauf que si on le soulève, on voit apparaître sur la feuille de dessous le visage et la main du garçon, objet transformé en un petit théâtre.

Certains dessins sont moins identifiables. Au jeu de les dater, on se trompe facilement. Depuis la fin des années 1950, Martial Raysse n’a jamais cessé de remettre en cause le travail en cours, de le faire évoluer au risque des critiques. Cela donne à son oeuvre des visages multiples. Mais il y a aussi chez lui des constantes, des thèmes et des formes qui réapparaissent régulièrement à travers des résurgences du passé parfois un peu trompeuses, déguisées et maquillées.

De manière plus indirecte, certains dessins comme Lydia (2005) sont liés aux films qu’il a réalisés depuis le milieu des années 1960. Les travaux préparatoires de la peinture Temps couvert à Tanger (2012) rappellent l’univers oriental de la vidéo Lotel des folles fatmas (1976) et de son remake Re-Fatmas (2006). Martial Raysse apparaît à plusieurs reprises dans ses films sous la forme d’un arlequin, d’un initié, d’un sage et d’un fou à la fois. Quelques autoportraits dessinés le montrent aussi sous les traits de l’initié ou du passeur, par exemple O sole mio (2005), visage fantôme violet coiffé d’un chapeau de Pierrot croisé avec celui d’Arlequin, et Étude pour le Grand jury (2014) où on le voit assis devant son chevalet qui est un miroir. D’ailleurs le dessin, aussi, est un miroir pour son oeuvre.