Claus Goedicke prend un marteau. C’est le marteau provenant de sa caisse à outils personnelle, et pourtant il est semblable aux milliers de marteaux que les gens conservent dans leurs caisses à outils personnelles. Le tiers inférieur du manche est peint en rouge. Tous les marteaux n’ont pas cette particularité. Mais beaucoup l’ont.

Puisque le soleil ne brille plus, il va désormais photographier le marteau. Il ne prend des photographies que sous les conditions d’une lumière diurne diffuse. Pas trop vive, pas trop sombre. Pas d’éclairage studio. Ce n’est pas une publicité. La lumière doit délicatement flotter au-dessus des objets. Une ombre doit être visible.

Il travaille au 5ème étage. En face de lui se trouvent quelques fenêtres étroites. Un conduit de ventilation qu’il a fabriqué sort par l’une d’entre elles. Il y a un pare-feu sur la droite. Il aurait été bien d’en avoir un second sur la gauche. Ça aurait permis de mesurer les ombres plus aisément. Telle quelle, la lumière tombe quelque peu de manière inégale. Mais cela permet aussi de rendre les choses intéressantes.

En vue de photographier le marteau, il répartit un tissu en coton résistant sur une table d’environ un mètre de haut. Il s’agit du même tissu provenant de certains sacs à outils d’ouvriers. Le marteau est couché sur le tissu. Il pourrait également tout photographier sur du blanc, du noir ou du gris. Il s’agirait d’une tout autre histoire. Et il a par le passé agencé les objets d’une manière totalement différente. Il a retiré les étiquettes de contenants en plastique et les a photographiés sur fond isochromatique. De cette façon il a conféré aux bouteilles de shampoing un pouvoir sculptural. Mais le marteau et son acabit requièrent quelque chose de différent. Une scène. Une estrade. Un piédestal. Une assiette décorée de motifs floraux pour une pomme. Un tapis de caoutchouc lourdement utilisé pour le combiné du téléphone. Il désire un tel arrière-plan car il ne veut aucun mot explicatif. C’est l’arrière-plan qui commente.

Il pousse la chambre photographique montée sur trépied juste à côté de la table. Il monte sur une échelle. La chambre est maintenant quasiment située à 180 degrés au-dessus du marteau. Elle est légèrement penchée. Un banc de reproduction aurait été placé exactement au-dessus de l’objet. Mais son but n’est pas la bidimensionnalité. Il cherche à rendre compte du volume des objets. Quand il a photographié le mouchoir en papier, la chambre est restée à un angle plutôt élevé. Pas autant avec l’ampoule. Maintenant, en ce qui concerne le marteau, elle reste entre ces deux angles. Selon Claus Goedicke, tout le monde aime jeter un coup d’œil sous les choses.

Il plonge sa tête sous un voile de visée au tissu jadis noir. Il observe la manière dont sa chambre observe le marteau. Il remarque les signes d’usure : sur la tête métallique et sur le manche en bois. Au bas du manche, la peinture rouge est partiellement écaillée. Le haut présente une sorte de vieille ébréchure. C’est étrange que le mot »marteau« donne naissance à des associations complètement différentes, allant du puissant au brutal, tellement contraire à la finesse, la fragilité du marteau domestique. Toutes sortes de pensées peuvent s’enrouler autour de cet outil.

Claus Goedicke, photographe d’objets, s’intéresse à regarder les choses, pas à les préserver. Il ne fait pas la collection de timbres, ou de tickets de transport, ou de billets de théâtre. Il a mangé la pomme après l’avoir photographiée, et le chocolat ; il a frit et mangé la cuisse de poulet, et la viande, et le hareng ; il a rendu la flûte au musicien du quartier ; il s’est servi du marteau pour enfoncer les clous dans le mur ; utilisé le torchon jusqu’à ce qu’il soit usé ; l’a jeté et en a logiquement acheté un nouveau. Les chaussures sont parties depuis longtemps ; elles ont été remplacées par une nouvelle paire ; le miroir brisé et un nouveau en usage ; les pilules avalées. Les alliances n’appartiennent pas aux Goedicke ; elles ont été rendues à leurs propriétaires. Le rouge à lèvres a fini dans les mains d’enfants en train de jouer.

Sa collection est faite d’images, pas d’objets. Cela brise, pourtant, le mouvement circulaire des choses. Cela nous permet de regarder de plus près les choses que nous tenons entre nos mains quotidiennement. Ce que nous touchons, ramassons, ressentons et ne ressentons pas, gardons, et mettons de côté. Si nous concentrons notre attention sur ces photographies, elles nous donnent quelque chose en retour : la connaissance certaine que nous pouvons arrêter le temps par un acte d’attention.

Christope Ribbat, extrait de Photographe des choses : Claus Goedicke paru dans le livre «Dinge, Claus Goedicke», Schirmer/Mosel, 2017