Fabian Knecht construit des gestes. Entre l’activité tendue vers la finalité à atteindre et l’irruption spontanée venant trouer la trame du temps, le paradoxe saute aux yeux. Les temporalités, les catégories logiques s’entrechoquent rien qu’à l’énoncer : construire des gestes est un oxymore. Tout au plus pourrait-on affûter ses facultés, exercer certaines compétences en vue de préparer le terrain d’inscription d’une série de gestes potentiels à venir. Pour comprendre le mode opératoire de l’artiste, il n’en faut pas moins passer par là ; embrasser l’oxymore et se défaire comme d’un vêtement superflu de ses paisibles prétentions à ordonner le langage. Chez Fabian Knecht, la mise est tout entière placée sur l’occurrence unique, co-extensible à l’espace-temps particulier qui l’accueille. Le titre protocolaire qu’il se plaît habituellement à donner à ses œuvres l’annonce déjà en toutes lettres : chacune porte ainsi le nom d’une action, le suffixe allemand « -ung » indiquant qu’il s’agit du processus et non de la chose en soi. Les actions effectuées par l’artiste sont souvent simples (un geste, donc), aussi expansive que puisse être leur manifestation. Tout en n’illustrant ou ne déclamant rien, elles n’en viennent pas moins reprogrammer le réel.

Pour « Sektion », son exposition personnelle à la galerie Christophe Gaillard, Fabian Knecht a choisi de réunir quatre gestes. S’il précise que chacun pourrait potentiellement faire l’objet d’une présentation monographique, les œuvres exposées ont en commun de venir mettre en péril la superstructure de l’art. Ce n’est alors pas tant l’activité de production d’images, de formes ou de signes qui est ici prise pour sujet que les conditions de l’apparaître même ; à savoir le réseau intriqué de rapports historiques, économiques et sociaux qui, ensemble, définissent cette réalité alternative appelée art. A commencer par le white-cube, cette prise en otage du sensible, convention de présentation consistant à extraire les artefacts présentés de leur milieu de production et d’apparition. Avec Isolation (Eismeer), l’artiste se propose alors d’inverser le processus : non pas ramener le contenu dans le contenant artistique, mais au contraire installer directement le contenant en pleine nature et élever son contenu au rang d’œuvre d’art. Le white- cube devient sculpture, et la nature environnante son socle. En guise de propédeutique, l’artiste présente dans la première salle la quatrième occurrence de l’intervention, ici installée sur la mer gelée du Japon à Vladivostok en Russie, qu’il documente au moyen de photographies grand format et d’un display permettant de suivre les étapes matérielles de l’élaboration de l’œuvre.

D’emblée, la capacité de transmutation quasi-magique du contexte d’exposition institutionnel est disqualifiée. Cette opération de dissection de la forteresse impénétrable nommée art, coquille en apparence sans prises qui échappe et élude à qui voudrait tenter d’en apercevoir les rouages internes, se répercute ensuite en une série d’actions plus spécifiques. Zersetzung est une simple photographie représentant une scène en apparence sans qualité : une main tendue tient dans sa paume ouverte une poignée d’herbe arrachée, tandis que s’esquisse en arrière-plan un paysage herboré où se détache sur une pelouse une statue devant un bâtiment en pierre. Cette statue, apprendra-t-on, est en réalité une œuvre méconnue de Picasso, La Femme au Vase, qui fut exposée en même temps que son Guernica à l’exposition universelle de 1937. Aujourd’hui, la sculpture surmonte la tombe de son auteur à l’intérieur de son château de Vauvenargues près d’Aix-en-Provence. Bravant les dispositifs sécuritaires entourant le site, Fabian Knecht réussit à escalader l’enceinte et cueille ces quelques brins d’herbe. Retournant le titre du fameux documentaire réalisé par Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet, Les statues meurent aussi, Knecht semble ainsi adresser un ultime salut – ou pied de nez ? – à l’artiste depuis longtemps disparu, dont seul perdure éternellement la mythologie immatérielle.

Le même schéma de pensée s’exprime dans la série Restauration, s’attachant elle aussi à réinjecter du jeu dans le monumental. Cette fois-ci, les icônes en questions ont pour nom Rembrandt, Dürer, Cranach et Rubens. A partir des photographies d’un fait divers, la destruction à l’acide d’une cinquantaine de tableaux de maîtres par un certain Hans- Joachim Bohlmann dans les années 1970-80, Fabian Knecht met au point une technique lui permettant de reproduire ces tableaux en peinture. Ainsi, chaque photo est décomposée en un certain nombre de carrés, dont chacun sera ensuite reproduit en grisaille à l’acrylique sur bois. En encadrant le résultat final sous une plaque de verre opaque, l’indistinction est poussée à son point maximal ; le sujet n’apparaissant qu’à condition de se mouvoir dans l’espace afin de déterminer le point d’éloignement adéquat.

La table de dissection en inox trônant au centre de l’espace l’épelle en toutes lettres : si l’artiste opère certes une relecture critique des point de doctrine de l’histoire de l’art, ses mythes, ses dispositifs et ses institutions, il ne s’agit en rien de venir renverser le système. Au contraire, par une série d’opérations impliquant la dissolution, la dissection ou le déplacement, les figures d’autorité sont seulement rendues plus ambigües, plus contextuelles. Car Fabian Knecht l’a bien compris : là où l’on déboulonne la statue en place publique, on ne gagne qu’à y voir s’y dresser une nouvelle. La réévaluation du canon, le déplacement du regard, ne peut s’incarner que par une patiente entreprise de microactions* menées à la pointe du scalpel - ce geste de « section » qui donne son titre à l’exposition.