Giacometti ne regardait jamais ce qu’il peignait parce que dès que tu regardes, c’est foutu. Tu deviens maniéré, tu commences à aimer ton trait ou à vouloir le corriger, tu te dis : ce serait mieux comme ci ou comme ça. Non ! Le trait doit venir d’une vraie relation entre toi et ta main qui empêche l’esthétisme, qui empêche le jugement sur ce qu’on fait. Il faut faire confiance à ce que la main fait et à ce que la tête pense. (…)

Je ne rééquilibre pas, je combats. C’est une bataille. Ce sont tout le temps des batailles. – les couleurs se battent ?

Ah oui comme nous dans la vie – Il n’y a pas de quartier ?

Il y a parfois des accommodements, des repentirs, des revenez-y, des gommages, des effacements, des sous-couches. Mais, globalement, entre les couleurs, c’est une lutte et cette lutte est sans merci.

(Gérard Fromanger et Laurent Greilsamer, Fromanger De toutes les couleurs, Entretiens avec Laurent Greilsamer, Editions Gallimard, 3 mai 2018)

A l’occasion de la parution du livre de Laurent Greilsamer aux Editions Gallimard Fromanger – De toutes les couleurs, Entretiens, la galerie organise une exposition consacrée à l’artiste, présentant des œuvres de 1962 à 2017. Cette exposition se déroule plus de quarante ans après sa dernière exposition personnelle à la galerie, en 1977, autour de la série Questions.

L’exposition s’ouvre par l’Autoportrait de 1962, emblématique de la période « grise », dans le sillage d’Alberto Giacometti, son premier maître, lequel, avec Jacques Prévert, le fait alors entrer chez Aimé Maeght. L’incendie de l’atelier en 1964 et la disparition dans les flammes de 80 tableaux marqueront la fin de cette période. Dans le gris de ces cendres, en s’en allant, le feu avait laissé une petite lueur pourpre…qui bien vite sera flamme et viendra lécher ses toiles. (Jacques Prévert).

Du noir et blanc, Gérard Fromanger passe à la couleur. Le premier rouge surgit en 1964 dans la série des Pétrifiés avec Première ombre au tableau en référence à Duchamp avant le Prince de Hombourg. La conquête de l’impossible de 1964 et Y’a d’l’eau dans l’gaz de 1965 appartiennent également à cette série. L’artiste fait le choix d’un rouge de cadmium foncé. Le clair est trop gentil, trop soleil, trop charmant, trop positif, trop enfantin. Je prends le cadmium le plus foncé, parce qu’il est plus sévère, plus net, plus voulu. La peinture n’a besoin de rien, que du strict nécessaire, elle ne doit rien céder au charme, à la décoration, à la démagogie, à la compromission et à la bassesse ambiante (…) dira-t-il alors.

L’année 64 secoue l’histoire de l’art avec la consécration d’un américain à Venise, Robert Rauschenberg. La réplique européenne sera donnée en octobre 64 avec l’exposition Mythologies quotidiennes dédiée à la Figuration narrative dont Gérard Fromanger deviendra l’une des figures de proue.

C’est dans une France au bord de l’asphyxie culturelle que Gérard Fromanger accompagne le 3 mai 1968 la journaliste Mo Teitelbaum à l’Université de Nanterre. Dans la nuit du 14 au 15 mai, naît l’Atelier Populaire aux Beaux-Arts avec la complicité des peintres Aillaud, Arroyo, Buraglio, Jolivet, Le Parc etc. ; ils le fermeront avec la dernière affiche, suite à l’évacuation des Beaux-Arts par la police à la fin du mois de mai : La Police s’affiche aux Beaux-Arts, les Beaux-Arts affichent dans la rue. Parmi les propositions refusées de Gérard Fromanger, celle d’utiliser le drapeau tricolore, d’en faire couler le rouge sur le blanc et le bleu ; l’affiche deviendra un film avec Jean-Luc Godard puis neuf sculptures monumentales sphériques en plexiglas, les Souffles, exposées devant l’église d’Alésia à Paris, le 12 octobre 68, titrées aux noms des villes de révoltes ouvrières (Souffle de Caen, de Sochaux etc.), étudiantes (Souffle de Paris, de Rome, de Berlin etc.) ou d’amies (Souffle de Florence, Chantal, Isabelle etc.).

Pendant les trois années suivant 68, Gérard Fromanger est moins dans l’atelier. Le réel était devenu tellement puissant ! Tu ne peux plus peindre quand le réel dépasse toutes tes inventions. Comme tous les artistes, j’étais sorti de mon atelier et le souffle, la beauté de la rue m’ont saisi. Tout à coup, j’ai compris le pouvoir de la rue. Elle peut changer le monde. La rue et les gens sont devenus mes thèmes. Ils sont entrés dans mes tableaux. (Gérard Fromanger, Fromanger De toutes les couleurs, Entretiens avec Laurent Greilsamer, Editions Gallimard, 3 mai 2018).

En 74, Gérard Fromanger embarque avec un groupe d’artistes et d’intellectuels pour la Chine, deuxième voyage autorisé après la reconnaissance de la Chine Populaire par de Gaulle ; de ce voyage émergera une série inspirée de la rencontre avec des paysans peintres, dont En Chine à Lo Yang, 1974 (de la Série Le Désir est Partout). Cette série fera l’objet de la seconde exposition personnelle de l’artiste à la galerie en 1975, et c’est l’un des amis de toujours de l’artiste, Michel Foucault, qui préfacera le catalogue de l’exposition. Le philosophe, au portrait ici présenté, Michel (portrait de Michel Foucault), 1976 (de la Série Splendeurs II) s’exprime alors ainsi : Les tableaux de Fromanger ne captent pas d’images ; ils ne les fixent pa s; ils les font passer. Ils les amènent, les attirent, leur ouvrent des passages, leur raccourcissent les voies, leur permettent de brûler les étapes et les lancent à tout vent. La série photo-diapositive-projection-peinture, qui est présente dans chaque tableau, a pour fonction d’assurer le transit d’une image. Chaque tableau est un passage ; un instantané qui, au lieu d’être prélevé par la photographie sur le mouvement de la chose, anime, concentre et intensifie le mouvement de l’image à travers ses supports successifs. La peinture comme fronde à image.

De la série Splendeurs, Florence, le matin, 1976, portrait de la femme qu’il rencontre en 68 et avec laquelle il partagera 10 ans de sa vie. Une grande partie de cette série lui est consacrée aux côtés de Sartre, Foucault et Jacques Prévert.

De 1965 (Série Pétrifiés) à 1976 (Série Questions), dix nouvelles séries verront le jour.

En 1977, une troisième exposition personnelle est organisée à la galerie, présentant la série Questions (Bouge,1976, Danse, 1976 et Pleut, 1977 en font partie), dont chacun des tableaux a pour titre un verbe actif : s’embrouille, bouge, chute, existe, passe, jaillit, rêve, pleut, danse,… Les médias se pressent pour filmer, photographier, enregistrer, interviewer… Dans le catalogue de la récente exposition de Fromanger au Centre Pompidou, Michel Gauthier considère la peinture Bouge comme stratégique de son œuvre puisque cette peinture semble contempler la distance même qu’elle est en train de prendre à l’égard du patron photographique.

Gérard Fromanger confronte les images photographiques à l’apparition de la couleur, les pétrifie dans des camaïeux monochromes tandis que les couleurs éclatent. L’art n’est peut-être rien d’autre que ce qui, des passions, avant qu’elles ne soient institutionnellement impliquées dans le social, passe à travers le corps avec son outillage matériel de gestes, de mots, de sonorités, de couleurs. L’art n’est peut-être que l’aube de tout langage, qui n’en finit pas de se lever. Ca rêve, ça existe, ça passe, ça s’écroule, ça circule, ça jaillit, ça pleut, ça s’embrouille, ça bouge, ça chute, ça bourdonne, ça contrôle, ça danse dit Gérard Fromanger. Ca traverse le corps avec assez de violence pour que le corps se mette en mouvement et que ça laisse trace sur le corps du visible. (Marc le Bot, catalogue de l’exposition Questions, Galerie Jeanne Bucher du 10 mai au 11 juin 1977).

Entre 91 et 95, il réalise la série Quadrichromies, 5 tableaux monumentaux, une série de portraits, de paysages, et vingt-cinq Batailles, où figurent les grands noms de l’histoire de la peinture. Cette série ainsi que la série Rhizomes couvrent la majeure partie des années 90, profondément marquées par la disparition d’êtres chers, Jacques Prévert, Michel Foucault, Gilles Dezeuze, ainsi que les parents de l’artiste. Années sombres qui appellent le noir, comme le rouge a souverainement dominé l’année 68.

En 2011, Gérard Fromanger reprend les armes : ce qui est beau dans la révolution, c’est le désir de révolution, l’élan premier. Là c’est magnifique. Regarde les printemps arabes dans leurs débuts. L’énergie de la foule au Caire sur la place Tahrir « On n’en peut plus, dégagez ! tant-pis, tuez-nous ! » Ça c’est beau, c’est magnifique. Le désir de liberté en acte dans un pays qui ne bronchait pas depuis des décennies. J’en ai fait un tableau sur le coup que j’ai appelé Hommage à Gustave Courbet, de la Commune de Paris à la place Tahrir, 2011.

La multitude, sujet de prédilection, d’inspiration, de fascination de l’artiste, apparaît dès 1971 lorsque Gérard Fromanger et Elie Kagan réalisent des clichés de rue, sur le Boulevard des Italiens. Serge July indique La rue est prise dans un nuage invisible de lave dont seule la tonalité change selon un nuancier de lumière qui reprend tout le spectre solaire : rouge, orangé, jaune, vert, bleu, indigo, violet, blanc et noir. Seuls les passants échappent à cette pétrification : ils sont sauvés du désastre par leur être « rouge », par la « marque rouge » dont ils sont universellement porteurs.

La couleur revient en 2017 avec la série Sens dessus dessous, à laquelle l’œuvre Carbon noir, 2017 appartient.