Dave Heath occupe une place singulière dans l’histoire de la photographie américaine. Influencé par Eugene W. Smith et par les maîtres de l’école de Chicago dont Aaron Siskind et Harry Callahan, il ne peut être pourtant considéré ni comme un photographe documentaire ni comme un photographe expérimental. Sa photographie est avant tout une manière d’attester de sa présence au monde en reconnaissant en l’autre un alter ego absorbé dans ses tourments intérieurs. Il sera l’un des premiers, dès les années 1950, à exprimer aussi radicalement le sentiment d’aliénation et d’isolement inhérent à la société moderne.

Abandonné par ses parents à l’âge de 4 ans en 1935, Dave Heath connaît une enfance douloureuse à Philadelphie entre orphelinats et familles d’accueil. À 15 ans, un essai dans Life, « Bad Boy’s story » de Ralph Crane sur un jeune orphelin de Seattle, décide de son sort : « Je me suis immédiatement reconnu dans cette histoire et j’ai aussi reconnu la photographie comme mon moyen d’expression ».

En 1952, à 21 ans, Dave Heath est incorporé dans l’armée et envoyé en Corée comme mitrailleur. C’est là qu’il capte ses premiers paysages intérieurs (inner landscapes) en photographiant ses camarades soldats loin des combats, dans des moments intimes, absorbés dans leurs pensées, tentant de saisir « la vulnérabilité d’une conscience tournée vers elle-même ».

La rue américaine, à Philadelphie, Chicago ou New York où il s’installe en 1957, lui permet de préciser sa recherche : « Mes photos ne sont pas sur la ville mais nées de la ville. La ville moderne comme scène, les passants comme acteurs qui ne jouent pas une pièce mais sont eux-mêmes cette pièce. [...] Baudelaire parle du flâneur dont le but est de donner une âme à cette foule ».

Au-delà de l’enregistrement d’une scène ou d’un événement — presque toutes ses photographies sont dénuées d’indices de lieux, de dates ou d’actions — Dave Heath cherche à traduire avant tout une expérience du monde, quelque chose de vécu, d’éprouvé : la tension, dans l’espace public, entre la proximité contrainte des corps et l’isolement des individus, comme perdus en eux-mêmes. Alors il isole des figures dans la foule et emplit son cadre de leurs présences « absentes au monde ».

Conçu en 1961 et publié en 1965, A Dialogue With Solitude comptera parmi les livres les plus marquants de cette décennie, captant l’esprit du temps à la manière d’une protest song photographique. Le livre prend acte aussi de fractures dans la société d’abondance de l’Amérique après-guerre, un malaise d’âge, bien avant les mouvements pour les droits civiques et la guerre du Vietnam. À partir de 1970, Dave Heath cessera de photographier pour se consacrer à l’enseignement, notamment à la Ryerson University de Toronto au Canada dont il deviendra citoyen et où il s’éteindra en 2016.

Première présentation d’envergure de son oeuvre en Europe, l’exposition au BAL réunit 150 tirages d’époque réalisés par Dave Heath et la maquette originale de A Dialogue With Solitude. Les œuvres de Dave Heath sont présentées en dialogue avec trois chefs-d’oeuvre du cinéma indépendant américain de cette période, entre « cinéma direct » et pratiques alternatives : trois variations sur le thème de la solitude.