Je me suis rendue à Naples pour la première fois en 2015. Je partais alors à la recherche de quelques fantômes. J’avais pour cela dans ma poche le livre de Freud : Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen. Je prenais conscience que les œuvres murmurent toujours à nos oreilles des chants secrets, des chants de ruine, et peut-être d’absolution. Il s’agit ici d’une brulure traversée par une géographie obsessionnelle. Rien qu’une histoire de cendre et de secret capturés dans un lieu.

C’est là que le réel nous rattrape, et qu’à la suite de nos fantasmes, nous voulons créer des formes. En 2016, je retourne donc à Naples avec Romina De Novellis. Nous voulions partir ensemble à Pompéi pour y retrouver Gradiva. Ce « spectre de midi », sédimentation temporelle et archéologie inviolable, elle décidera de l’incarner. Se promenant dans Pompéi, elle imagine une Gradiva contemporaine, à la recherche d’une adresse exténuante, entre vie et mort. Sa performance, lente errance dans les ruines, eu lieu lors d’une nuit de pleine Lune, du coucher du soleil à l’aube. L’artiste traine, de ruelles en ruelles dépeuplées, son propre corps moulé et disposé sur un charriot, évoquant les corps capturés dans la lave, les chars allégoriques du Carnaval, mais aussi la figure populaire de l’arrotino, personnage du rémouleur qui, de villages en villages, propose ses services aux habitants. Mais là, dans ce voyage endeuillé, c’est au vide que cette Gradiva-Arrotino s’adresse : « la Gradiva est une âme silencieuse qui fait du bruit dans la nuit, à travers les sons de son mégaphone et celui des roues de son chariot. C’est une présence mystérieuse dans une ville abandonnée, chargée des spectres d’une civilisation écrasée par le volcan et les forces de la nature. Gradiva crie combien elle pourrait être utile, et peut-être reste-t-elle porteuse d’espoir dans le vide. En cela, c’est une figure mystique, mais aussi une figure fellinienne touchant à la folie, à la vulnérabilité mentale et physique, visant à interroger aujourd’hui les relations humaines, foncièrement politiques, et ce que nous faisons, au présent, de notre passé », explique l’artiste. Il y aurait ici un cheminement interne et politique de perdition dans la nuit. Cette quête est celle d’une mise à nu périlleuse. Romina De Novellis y répond par l’énergie repoussant les limites du corps. En 2017, nous poursuivons notre recherche napolitaine, en élargissant les frontières de Pompéi à celles d’un Luna Park désaffecté, portant le nom prédestiné de Edenlandia, ou à celles de la cour d’une ancienne prison de fous où l’artiste progresse, nue, avec la famille qu’elle s’est forgée : des membres de la communauté LGBTQ de Naples, et différents représentants d’une société exclue. Le rituel est devenu païen. Nous avons perdu nos illusions. Et pourtant, il s’agit d’ouvrir, encore et toujours, la marche.

Nous voilà donc aujourd’hui, en 2018, à Venise pour séjourner à Naples. La puissance de la ville du Nord de l’Italie rend hommage à l’autre ville, celle du Sud, celle des leçons de ténèbres caravagesques, celle où un Christ Voilé nous demande un peu d’aide, celle où les portraits anciens restent emprisonnés sur les hauteurs de Capodimonte. Avec cette exposition, j’ai souhaité avant tout comprendre l’énergie souterraine et volcanique de Naples, et je me suis souvenue d’un autre artiste dont l’œuvre n’est qu’intensité, n’est que feu, n’est que sang et rituel collectif. Il s’agit bien entendu de Hermann Nitsch, cette figure de l’Actionnisme viennois ayant trouvé refuge à Naples à la fin des années 1970. C’est à Naples, visitant le Musée-Laboratoire dédié à l’artiste, que j’ai saisi la force des actions de Nitsch défendant depuis les années 60 une pratique de l’art total, impliquant une exploration des limites des refoulements humains. Prononcer le nom de Nitsch ouvre immédiatement l’imaginaire : la liturgie, le théâtre, les mystères et les orgies, les robes blanches, le sang versé sur la toile, les processions avec disciples. Il s’agit aussi d’une hardiesse picturale, ancrant le geste dans la couleur considérée comme chair. La cérébralité descend dans les viscères pour mieux côtoyer certaines vérités enfouies ou désavouées. Nietzsche ou Freud — mais nous pourrions aussi citer Bataille pour sa pensée de l’Informe et de la dramatisation existentielle — furent ses maitres à penser, l’amenant à redéployer une extase dionysienne dans le champ de l’action painting. Les tableaux présentés ici, dans leur flamboyance rougeoyante, en témoignent tous. Car tout n’est corps à l’œuvre, véhémence emportée et maitrisée à la fois.

Romina De Novellis et Hermann Nitsch, par-delà la distance temporelle qui les sépare, partagent à mon sens ce même élan, cette même incarnation performative. La jeune artiste née à Naples en 1982 rencontre le maître de cérémonie né dans la Vienne de 1938. Le contexte politique et artistique qui a vu naître ces deux artistes est ô combien différent, et pourtant, les réunir ici est une manière d’écrire une certaine histoire de l’art au présent, ou plutôt de l’inventer, en gardant quelques balises allumées, en prenant garde à ne pas tomber dans les précipices historiques. Préparant cette exposition, j’avais ainsi sur ma table de travail Le Voyage à Naples de Sade, Pompéi aujourd’hui de Malcolm Lowry, les écrits de Walter Benjamin et Asja Lacis, Le Mal d’archive de Derrida… Bref, une constellation fougueuse. Tout cela m’a accompagné dans l’écriture de quelques fragments arrachés à l’oubli et que je présente dès l’entrée de l’exposition en un poème installatoire. Ceux-ci rendent un hommage subjectif au cinéma : du Voyage en Italie de Rossellini aux fragments filmiques de Jonas Mekas tournés dans la ville. Les traces du temps rencontrent l’enthousiasme du soleil napolitain.