Il est clair que le monde est purement parodique, c'est-à-dire que chaque chose qu'on regarde est la parodie d'une autre, ou encore la même chose sous une forme décevante. (…) Un soulier abandonné, une dent gâtée, un nez trop court, le cuisinier crachant dans la nourriture de ses maîtres sont à l'amour ce que le pavillon est à la nationalité. Un parapluie, une sexagénaire, un séminariste, l'odeur des oeufs pourris, les yeux crevés des juges sont les racines par lesquelles l'amour se nourrit. Un chien dévorant l'estomac d'une oie, une femme ivre qui vomit, un comptable qui sanglote, un pot à moutarde représentent la confusion qui sert à l'amour de véhicule.

(Georges Bataille, L’Anus Solaire, 1931)

Aline Bouvy (1974, Bruxelles) vit et travaille à Bruxelles et à Perlé. Elle a étudié à l'Ecole de Recherche Graphique à Bruxelles et à l'Académie Jan van Eyck à Maastricht. Les sculptures, objets et installations qui forment la base de sa pratique artistique remarquable sont difficiles à cerner. Bouvy ne se limite pas à l’utilisation courante de ‘disciplines’ et de techniques prédéfinies, mais explore à la fois les limites et les possibilités de médias les plus divers. Plus précisément, elle sélectionne des formes, des mots, des couleurs et des symboles et elle les extrait de leur contexte pour les agencer dans un nouveau discours – un enchaînement d’associations d’idées à la fois archétypal et très personnel. Les couches de significations se superposent et s’entremêlent, souvent aussi de façon littérale.

D’un œil critique, Bouvy analyse la société et ses contradictions: elle se penche sur les dialectiques entre la débauche et la décence, la dissimulation et la publicité, le désir et l’obligation. Elle donne une dimension esthétique ou morale à des formes reconnaissables telles que les symboles de la fertilité, les ustensiles et les membres du corps humain, mais aussi à des couleurs et à des matériaux spécifiques comme le charbon, le linoléum ou le plexiglas. Dans son travail, chaque motif agit comme un couteau à double tranchant. Une force invisible semble décider à notre place quels sont les sujets tabous et lesquels périssent d’une mort silencieuse: la sexualité, la corporalité, la décomposition, les déchets, la violence. Pourtant, ces éléments imprègnent aujourd'hui notre culture de masse axée sur le visuel. La société occidentale semble s'endormir dans un océan illusoire de selfies et d'images vides, en contraste avec ce qui se passe réellement dans le monde.

Pour sa deuxième exposition personnelle chez Albert Baronian, Aline Bouvy donne corps aux salles de la galerie sous forme de pieds géants, des extensions qui dépassent des murs ici et là. La nudité des pieds, dont les veines et les ongles sont exécutés avec précision, engendre une tension entre l'intimité, l'aversion et la honte. En 1929, dans la sixième édition de ses Documents, Georges Bataille a décrit le gros orteil comme étant la partie du corps qui différencie fondamentalement l'homme des singes. Les orteils servent de base à notre corps qui, à l’instar d’un arbre, s’érige parfaitement vers le soleil. Et pourtant, tout au long de l'histoire (de l'art), les pieds ont souvent été représentés de manière dénigrante comme étant des obscénités recouvertes de verrues. Les pieds dont il s’agit ici sont cependant d'un blanc vierge, à l’image des sculptures grecques classiques en marbre ou en plâtre. Bouvy les a réalisés en jésmonite, un substitut naturel de la résine constitué de pierre moulue. Ce même matériau est souvent utilisé pour produire de grands décors à la fois légers et robustes dans le monde du théâtre et du cinéma.

Le titre de l’exposition, Bastinado, fait référence à une pratique de torture suivant laquelle les pieds déchaussés sont frappés à l’aide d’un bâton ou d’un fouet, symboles par excellence du pouvoir phallique. Ce châtiment corporel est particulièrement douloureux dans la mesure où plusieurs faisceaux nerveux se rejoignent au niveau de la plante des pieds. Pourtant, cette flagellation ne laisse aucune blessure visible. Ainsi, la violence infligée à la victime est dissimulée, comme c’est le cas pour la détresse psychologique ou sociale, trop facilement niée. Ces pieds nus non-protégés, aussi démesurés soient-ils, confèrent à la galerie une fragilité inattendue qui émeut et inquiète simultanément.

L'intervention spatiale de Bouvy s'étend à plusieurs piercings brillants et gigantesques, fixés aux murs en différents points. Ces derniers forment une armure protectrice qui contrecarre la vulnérabilité des pieds. Les murs de la galerie se voient transformés en une peau avec des coins et des côtés masqués. Comme les piercings, généralement placés à des endroits - souvent cachés - où le corps humain est particulièrement sensible à l'excitation, les emplacements choisis pour ces anneaux seront chargés d'un stimulus sexuel similaire.

La bouche est aussi une partie exceptionnellement intime du corps: c'est le grand orifice dans notre tête, le portail entre l’‘extérieur’ et l’‘intérieur’. C’est une caisse de résonance pour la parole, la communication interpersonnelle et la production de sons. La brosse à dents est un outil que nous poussons tous les jours dans cette cavité. Bouvy expose une série de dessins reprenant la brosse à dents comme élément modulaire à partir duquel elle crée une série de douze chiffres romains. Elle se base pour ce faire sur l'ordre généralement accepté qui structure la société: les douze mois de l’année, les douze heures repris sur le cadran d’une montre.

Enfin, dans la pièce située à l’arrière de la galerie, l'artiste présente une constellation de coquilles ovoïdes, installée en hauteur sur les murs. Les œufs, symbole féminin par excellence de la fertilité, font référence à un ventre plein et à la grossesse. L'œuf incarne une renaissance vicieuse, un univers potentiel contenu dans une enveloppe protectrice. En opposition à ces œuvres, Bouvy présente une image plane représentant des organes génitaux masculins. La confrontation de ces deux éléments évoque au sein de l’espace le bourdonnement d’un coït entre les deux sexes qui se rencontrent à la fois amoureusement et brutalement.