La Galerie Nathalie Obadia est très heureuse de présenter la première exposition personnelle en Belgique de l’artiste espagnol Josep Grau-Garriga, disparu en 2011. Pour l’événement, un ensemble de tapisseries est exposé : des plus anciennes, datant du début des années 1970, aux plus récentes, des années 2000. Quatre décennies de création pendant lesquelles Josep Grau-Garriga met au point son langage plastique personnel, tout en révolutionnant l’art de la tapisserie. L’exposition présente également une série de dessins du maître catalan dont l’œuvre pictural reste encore méconnu alors qu’il est indissociable de celui tissé. Leur présentation conjointe, qui n’eut lieu qu’à de rares occasions jusqu’ici, permet de révéler la féconde émulation entre les deux média.

Quand Josep Grau-Garriga naît en 1929 à Sant Cugat del Vallès, près de Barcelone, son village n’est encore qu’un petit bourg rural. Très jeune, il aide ses parents aux activités rurales qui lui enseignent d’emblée la réalité de la vie quotidienne. Marqué par les us agrestes et touché par les paysages champêtres qui l’entourent, il développe un goût précoce pour le dessin. Il se souvient d’une enfance heureuse et bucolique jusqu’à ce que la guerre civile éclate en 1936. Il assiste, trois ans plus tard, à la déroute des troupes républicaines, puis à la prise du pouvoir de Franco et à la mise en place de sa dictature. Ces événements traumatiques influenceront durablement son œuvre à venir. Malgré les vicissitudes, Grau-Garriga sort diplômé en 1952 de l’École des beaux-arts San Jorge de Barcelone. En 1954, influencé à la fois par l’art roman catalan et par l’art des muralistes mexicains de l’entre-deux-guerres, de David Alfaro Sequeiros à Diego Rivera, il réalise les fresques pour l’ermitage du Sant Crist de Llaceres qui marqueront le début de sa reconnaissance.

En 1957, Josep Grau-Garriga reçoit la commande de sa première tapisserie pour le compte de la manufacture Aymat qui perpétue localement la technique de haute lisse des Gobelins. Encouragé par le nouveau propriétaire de la fabrique, Miquel Samaranch, il se rend pour la première fois à Paris pour étudier la tapisserie gothique et s’initier aux dernières tendances de la tapisserie française contemporaine dictées par le célèbre lissier Jean Lurçat. C’est aussi à Paris qu’il éprouve ses premiers chocs esthétiques en découvrant notamment la peinture informelle de Jean Fautrier et l’art brut de Jean Dubuffet, sans oublier les premières œuvres abstraites de ses compatriotes, Antoni Tàpies et Antonio Saura. C’est riche de toutes ces expériences visuelles qu’il entre, en 1958, dans l’atelier de Jean Lurçat à Saint-Céré (Lot).

Son passage chez Lurçat marque un tournant décisif. Il lui fait prendre conscience que la tapisserie peut être autre chose qu’un objet d’ornement, et qu’elle peut devenir un champ de recherches formelles au même titre que les autres arts plastiques. Fort de cette conviction, Josep Grau-Garriga retourne en Catalogne avec des ambitions nouvelles qu’il applique sans tarder en prenant la direction artistique de la maison Aymat qui l’avait soutenu à ses débuts. Pour renouveler la production, il invite d’autres artistes à réaliser des cartons de tapisseries. Ces premières collaborations jettent les bases de la nouvelle école catalane de tapisserie dont Sant Cugat del Vallès est l’épicentre, et Grau-Garriga le chef de file inspiré. Nombre d’artistes viendront, pendant près de trente ans, expérimenter sa nouvelle conception de l’art textile, parmi lesquels Josep Royo, Joan Miró, Pablo Picasso, Antoni Tàpies, Josep Guinovart, Ràfols Casamada, ou Joan-Josep Tharrats.

L’atelier qu’il dirige devient rapidement le laboratoire de recherches qui l’éloignent inexorablement de l’héritage de Jean Lurçat. Alors que ce dernier privilégie encore la ligne claire dans le dessin de ses compositions, Josep Grau-Garriga prend une direction opposée en explorant les possibilités de la troisième dimension. Ainsi, ses tapisseries vont de plus en plus s’apparenter à des sculptures. Grau-Garriga répétait qu’il tissait comme un sculpteur, travaillant la matière textile en relief et cherchant à donner aux fibres les textures les plus variées. Cette préoccupation inédite pour la texture et le relief – en rupture avec l’art bidimensionnel de la tapisserie traditionnelle – trouve ses racines profondes dans l’enfance paysanne de l’artiste. Son ami et biographe Arnau Puig relate comment Josep Grau-Garriga était, enfant, enivré par l’odeur de la terre retournée après les labourages, et fut plusieurs fois saisi par la géométrie et le relief des profonds sillons tracés par la charrue. Très tôt, il se souvient avoir cherché à restituer ce souvenir à la fois olfactif et visuel. Il tenta d’abord de le faire en dessinant avant de trouver, dans le tissage, le plus sûr et le plus exaltant moyen d’y parvenir. La toute première tapisserie où la texture prend le pas sur le motif date de 1960 (Chien et Lune, 1960).

S’ensuivent deux décennies particulièrement riches en audaces techniques et stylistiques. L’une d’elle, et non des moindres, est l’abandon progressif du carton de tapisserie à partir des années 1970, l’artiste attaquant directement sa composition sur le métier. Cette attitude nouvelle, favorisant la spontanéité, débride l’imagination de Grau-Garriga. La liberté totale qu’il acquiert l’autorise à abandonner l’emploi exclusif des fibres « nobles » (soie, laine, fils d’or et d’argent) au profit de toutes les autres matières, qu’elles soient naturelles ou artificielles. C’est ainsi qu’il mélange, sans hiérarchie, le coton, le chanvre, le jute, le sparte, les fils de fer et de cuivre, et même des cordelettes en plastique. Cette transgression fait écho aux recherches menées par ses contemporains, qui, comme lui, intègrent des matières « non-académiques » à leurs œuvres, tels que son compatriote Antoni Tàpies ou Alberto Burri en Italie. L’utilisation de ces nouveaux matériaux dits « pauvres », combinée à des solutions plastiques de plus en plus complexes, dessinent le paysage accidenté des tapisseries de Grau-Garriga et constituent autant de « moyens utilisés par l’artiste pour leurs qualités propres et en vue de l’impact esthétique et expressif qu’ils sont susceptibles de provoquer ». Arnau Puig ajoute que ces matériaux, tout en conservant leur nature primitive, « ne parlent pas seulement en tant que tels ; ils expriment aussi un univers et une réalité qui se veut critique, documentaire, qui parle de notre monde ».

Les années 1960 et 1970, si fertiles en recherches plastiques, sont aussi celles où l’artiste se montre particulièrement sensible au contexte politique et social contemporain. Avec le franquisme, l’Espagne est secouée par de graves conflits idéologiques et identitaires. La répression bat son plein, les libertés sont attaquées de toute part. Il faut lutter pour vivre et encore plus pour s’exprimer, surtout quand on est artiste. En réaction, Grau-Garriga tisse, peint et dessine nombre d’œuvres engagées qui dénoncent les violences multiples de son époque. Sur le mode allégorique, ses tapisseries tachées de rouge rendent hommage au sang des martyres républicains, les béances et les crevasses matérialisent les assauts contre les libertés fondamentales. Les sacs de jute et les vêtements noyés dans les fibres sont les preuves tangibles de la sueur du paysan, comme de l’ouvrier, qui luttent jour après jour pour sa subsistance. Certaines de ses œuvres sur papier, alliant dessins et collages de coupures de presse, font directement référence à l’oppression franquiste.

En 1968, il est à Paris où il assiste aux manifestations. L’année suivante, il est à New-York. Il y découvre le Pop Art, et produit dans la foulée des œuvres dénonçant la guerre du Vietnam, le conflit israélo-arabe, ou encore la société de consommation. Tout comme Andy Warhol et Robert Rauschenberg, Grau-Garriga insère dans la composition de ses dessins et de ses peintures des objets manufacturés et des emballages publicitaires. La présentation de ses œuvres sur papier à la Galerie Nathalie Obadia à Bruxelles a pour ambition de restituer le lien fertile qui existe entre l’œuvre pictural et l’œuvre tissé de Josep Grau-Garriga. Si la tapisserie lui a sans doute permis de s’initier à la tridimensionnalité, ceux sont les trouvailles plastiques qu’il réalise dans ses peintures et ses dessins qui le conduisent aux innovations qu’il introduit dans ses tapisseries. L’une d’elle, et des plus remarquables, est l’ajout de tissus hétérogènes : sacs en toile, draps, et même vêtements, qu’il mêle d’abord à ses tableaux et dessins avant de les intégrer dans ses tapisseries. Il est étonnant de penser qu’une fois son style devenu résolument abstrait, la réalité du quotidien fait brutalement irruption dans ses œuvres sous la forme d’objets et de vêtements usagés. S’immisçant dans la composition, ils en donnent même souvent la clef de lecture iconographique.

En 1991, Josep Grau-Garriga s’installe définitivement en France, à Angers. Les œuvres produites après cette date ne sont plus nécessairement politisées. Elles se concentrent davantage sur la recherche d’effets plastiques et chromatiques qui culminent au tournant des années 2000, ce dont témoignent les œuvres Record d’Estiu (Souvenir d’été) et D’un Estiu (Cet été là), toutes deux exposées à la Galerie Nathalie Obadia. Elles ont en commun leurs couleurs vives et chatoyantes qui sont le signe d’une création plus apaisée sur laquelle opère la douceur du climat angevin. Ainsi, les verts tendres, les rouges-orangés et les bleus canards, qui font leur apparition dans D’un Estiu, reflètent la richesse chromatique de la lumière des bords de Loire qui constituent son nouvel atelier en plein air. Joan Mitchell fut frappée du même choc rétinien quand elle s’installa avec Jean-Paul Riopelle à Vétheuil, paisible village des bords de Seine, puis à Giverny, tout près du célèbre jardin de Claude Monet. Comme le peintre des nymphéas avant eux, Joan Mitchell et Josep Grau-Garriga élaborent, dans la quiétude idyllique et l’ivresse sensorielle de leur nouvel environnement, une abstraction lumineuse et lyrique entièrement consacrée à la traduction des énergies et des émotions qui les animent.

En abandonnant l’optique classique de la tapisserie qui était encore celle de Jean Lurçat, pourtant l’un des plus grands réformateurs de son temps, Josep Grau-Garriga révolutionne le genre. Grâce à lui, la tapisserie, jusqu’alors statique, devient dynamique, voire active, car fondée sur le mouvement. Ses expériences sur les nouveaux matériaux, le relief et les textures lui ont permis de « capter et de fixer la lumière dans ses modulations les plus expressives ». En fondant son esthétique sur le risque et l’accident, Grau-Garriga côtoie le langage plastique des expressionnistes abstraits américains. Au fil des années, plus il s’affranchit des conventions, plus son art devient organique, essayant même de retranscrire certaines réminiscences olfactives de la terre de son enfance. Il révolutionne la tapisserie pour imaginer un art textile éminemment contemporain. Une véritable sensation de présence émane de ses œuvres : en surgit la vie, dans tout ce qu’elle peut avoir de plus harmonieux, comme de plus exaltant.