Celui qui constitua le monde (...) lui donna comme figure celle qui lui convenait et qui lui était apparentée. Au vivant qui doit envelopper en lui-même tous les vivants, la figure qui pouvait convenir, c’était celle où s’inscrivent toutes les autres figures. Aussi est-ce la figure d’une sphère, dont le centre est équidistant de tous les points de la périphérie, une figure circulaire, qu’il lui donna comme s’il travaillait sur un tour-figure qui entre toutes est la plus parfaite et la plus semblable à ellemême - convaincu qu’il y a mille fois plus de beauté dans le semblable que dans le dissemblable.

À l’occasion du mois du dessin et de la célébration des 50 ans du premier pas de l’homme sur la lune avec une importante exposition au Grand Palais dès le printemps prochain, la galerie est heureuse de présenter une exposition autour de la thématique de la sphère, constellations de papier entre Terre et Ciel.

ATMO(SPHÈRES). De l’Atman indien, le Souffle, le principe de Vie, l’âme individuelle et l’âme du monde, à l’Atomos grec, l’atome, l’indivisible, l’insécable, représenté tel le système solaire…Très tôt la forme circulaire fut utilisée pour représenter le monde et sa marche, les choses et le mouvement qui les anime, les relie entre elles. De l’infiniment petit à l’infiniment grand. Platon décrivait le cosmos comme une construction de huit sphères concentriques avec la Terre au centre. La roue du temps renvoie à une conception circulaire de la durée, déjà présente chez les Babyloniens. Continuité et éternité, sans début, ni fin…Puissance d’expansion et de concentration simultanées, aussi bien au niveau cosmique qu’humain, la sphère deviendra aussi le symbole géométrique de la Sainte Trinité…

L’exposition convie ainsi le visiteur à une exploration, un voyage « en apesanteur » au cœur des atmo-sphères, sphères et demi-sphères, lunes et demi-lunes, espace-temps d’artistes que la galerie a soutenus et soutient – pour la plupart - depuis l’origine jusqu’à nos jours. L’œuvre de Zarina, née en 1937 au Nord de l’Inde, fait surgir des lieux et des atmosphères connues, façonnés par le vécu ou l’aspiration, sculptés, taillés ou traités à la lumière d’espoirs enracinés dans la matière du papier. Évocatrices des anciennes tablettes d’écriture, les sculptures en pulpe de papier laissent deviner toutes les marques de leur temps, dans leurs formes pures de géométrie ou d’architecture sacrée, nous plongeant à la fois dans l’infiniment grand cosmique, The Universe is Full of Paths and Orbits, dans l’univers fractal de la nature que dans l’univers majestueux des monuments islamiques… Alors qu’elle avance en âge, l’œuvre de Zarina s’est récemment portée vers le lieu de son ultime voyage qu’elle traduit par ses recherches sur la lumière divine Noor.

Mark Tobey (1890-1976), pionnier de l’Abstraction américaine et mondialement reconnu, fut découvert et ramené à Paris par Jeanne Bucher en 1945 des États-Unis et exposé pour la première fois en Europe, par la galerie, en 1955. La quête spirituelle de l’artiste, sa rencontre avec la foi Bahaï, le Zen, ses voyages en Extrême-Orient et en Europe l’amèneront à ses écritures blanches inspirées de la calligraphie asiatique et arabe. Tobey croyait fermement que l’homme tendrait progressivement à comprendre l’unité du monde et l’unité de l’humanité en affirmant que la science et la religion sont les deux grandes puissances qui doivent être équilibrées pour la maturité de l’Homme. Deux œuvres de l’artiste sont présentées au sein de l’exposition, dont Hidden Spheres, 1967, l’un de ses très rares collages sur papier.

Le temps constitue l’essence même du travail de l’artiste portugais Rui Moreira, né en 1971. Il dessine très lentement et, récemment une année entière sur son dernier dessin. Tout commence par le voyage, l’expérience de coutumes singulières et de terres inconnues, souvent extrêmes. Chaleur écrasante du désert, températures glacées des montagnes à la source du Gange, humidité excessive de la jungle amazonienne… Que l’artiste éprouve, traverse, puis restitue, tel un exercice mnémonique, rituel, kinesthésique, lors de son retour à l’atelier. Comme The Machine of Entangling Landscapes VI présenté ici, ses dessins, véritables cosmologies intérieures et espaces vibratoires convoquant tour à tour divinités, mondes, géométrie celeste ou cellulaire, se nourrissent également de multiples références, musicales, littéraires, cinématographiques…

Le monde poétique, aquatique, alchimiste et biologique d’Hans Reichel (1892 -1958) invite à l’émerveillement constant de la Nature, à travers la vibration des couleurs et l’équilibre des éléments. C’est dans l’aquarelle qu’il trouve le moyen le plus adapté pour sa rêverie : des créatures tranquilles, poissons et oiseaux, dérivent dans un espace courbe et flottent avec l’incertitude des songes (Collection Planque. L’Exemple de Cézanne », op. cité, p. 174.) Proche de Gaétan et Geneviève Picon, Kunihiko Moriguchi, né en 1941, est présenté pour la première fois en Europe par la galerie. Kunihiko Moriguchi invite à la recherche d’un « ordre caché » dans la structure géométrique de ses œuvres intimement inspirées de la nature et des cycles temporels, à l’image de ces Vingt-quatre saisons 19. L’artiste applique la technique traditionnelle du Yuzen, de la peinture sur soie pour des œuvres sur papier et crée une synergie entre les techniques traditionnelles japonaises et la réflexion mathématique, qui confère à ses recherches une densité particulière et une relation nouvelle avec l’ésotérisme propre aux réflexions zen. Il est aujourd’hui considéré Trésor National au Japon, tout comme son père précédemment.

« L’Histoire naturelle » de Max Ernst, portfolio publié en 1926 par Jeanne Bucher, réunit une trentaine de reproductions de frottages réalisés sur son parquet en y appliquant une feuille de papier passée ensuite à la mine de plomb. Toujours à la recherche de moyens propres à réduire la part active du « créateur », Ernst découvre en 1925 le frottage. Grattées dans la couleur, ces structures frottées lui permettent désormais de faire surgir de ces toiles oiseaux, forêts nocturnes, Hordes, Villes entières, et ce Système de Monnaie Solaire, dessin original exposé ici, à partir duquel a été tirée la planche de l’édition. « Des colombes, il fait des diamants et des regards, un système de monnaie solaire... » (René Crevel – La Nouvelle Revue française n°169 – octobre 1926) Au sein de l’exposition, une constellation dessinée de l’artiste berlinois Hanns Schimansky, né en 1949, auquel la galerie consacre actuellement une nouvelle exposition personnelle jusqu’au 4 mai 2019. Schimansky agit en poète, chaque dessin étant un haïku né d’un long processus d’observation, d’attention au monde, et d’une nécessité intérieure de silence. Sa ligne exploratrice agit comme un rhizome, se frayant un chemin sur le papier, évoquant des paysages à la fois physiques, psychologiques ou célestes. A l’image de calligraphies asiatiques incarnant les souffles primordiaux, elles semblent mues par de subtils mouvements d’air, odes sensibles au pneuma grec.

Les gouaches de Miró (1893-1983) présentées ici illustrent l’édition de la galerie Jeanne Bucher en 1928 des 8 pochoirs en couleurs de Il était une petite pie. Cette édition constitue le premier livre illustré en couleurs de l’artiste et vient d’être présentée au sein de la rétrospective MIRO au Grand Palais. Cercles, étoiles, constellations, motifs chers au peintre, habitent régulièrement ses œuvres, entre terre et ciel. Nous autres Catalans, nous avons besoin d’être en contact avec la terre, de la frapper de nos pieds avec force. Le réel, c’est cette chose solide, ferme, sur aquelle nous pouvons prendre appui, prendre notre élan pour nous lancer dans le vide. Les pieds sur la terre que je sens, la tête dans le ciel, mon regard n’est jamais arrêté par les intermédiaires, que ce soit l’arbre, la colline, la maison. Quand je peins, je bondis toujours entre terre et ciel, expliquait Miró. La vie est un circuit. Tu veux partir en voyage, mais tu reviendras au point de depart, dit, quant à lui, Fernand Léger présenté à la galerie au printemps 1937. Sa Composition avec figures de 1919, magnifique lavis, aquarelle et encre de Chine datant de la période dite mécanique (1917-1923), pourrait bien incarner ces mots de l’artiste…

En 1948, Claude de Soria, suit les cours de dessin d’André Lhote à l’Académie de la Grande Chaumière à Paris, puis ceux de l’atelier de peinture de Fernand Léger en 1950, avant de découvrir la sculpture avec Ossip Zadkine en 1952. En 1973, elle « rencontre » le ciment et se consacre exclusivement à ce matériau. Au gré du temps, Claude de Soria (1926 - 2015) multiplie les expériences : différents dosages et différentes qualités de poudre de ciment, sable, fibre, eau, structure intérieure sont explorés menant à une déclinaison de formes : disques, lames, ouvertures, rectangles, plis, sphères… À l’occasion du centenaire de la naissance de l’artiste ukrainien Youla Chapoval en 2019, la galerie vient de lui dédier une mini-rétrospective. Plus de 700 toiles, presque autant d’œuvres sur papier, marquées par l’omniprésence de sphères et demi-sphères, dans l’œuvre de l’artiste au parcours « météorite », disparu en 1951, à l’âge de 32 ans. J’ai l’impression que mon travail n’est solitaire qu’apparemment, qu’en fait il tend à rejoindre un rythme universel dont les lois régissent la croissance des plantes et la course des astres.

Le travail de la japonaise Yamamoto Wakako, née en 1950, est habité par le shintoïsme, cherchant une homologie entre les rythmes cosmiques et sa propre sensation primordiale. Chant primitif, puissances élémentaires, Série de symboles Ying, Yang et Etoiles… Tondo – Le Début est partout (Courtesy galerie Univer / Colette Colla), 2019 de Marinette Cuco, Entrelacs de joncs capités tissés. L’artiste utilise une technique ancestrale des amérindiens, applliquée à des matériaux inattendus, provoquant des décalages d’une grande richesse poétique. Paradoxalement, son matériau, l’herbe, est extrêmement fragile et très difficile à travailler. Ohad Tsfati est un artiste contemporain israélien créant ses œuvres à partir d’un papier élaboré par ses soins. Il utilise de l’écorce de mûrier, procédé ancestral inventé par les Chinois au début de notre ère. S’inspirant également de la méthode japonaise Washi, il humidifie son écorce, la transforme en pâte, la malaxe, la densifie puis la sèche afin de créer de larges surfaces de papier qui lesquelles seront ensuite appliqués des colorants naturels. Cette pièce, tant minérale que cosmique, est issue d’une série élaborée par l’artiste autour de la thématique des Paper Moons, en écho avec l’œuvre de Zarina. Chaque exposition thématique est toujours l’occasion d’un regard neuf, vivant, sans cesse renouvelé, sur l’histoire de la galerie, d’un instant de retrouvailles, de connivence entre les artistes modernes et contemporains qu’elle aime « re-lier », par delà l’espace et le temps.