Bendana | Pinel Art Contemporain a le plaisir de présenter la troisième exposition personnelle de Morgane Denzler « Sheeps don’t forget a face ».

Composer, c’est composer un temps commun, à force d’habitudes régulières, de moments, de rythmes, de séquences qui se succèdent. Mais surtout, une manière d’habiter les lieux et de composer avec eux.

(Vinciane Despret & Michel Meuret – Composer avec les moutons, 2016)

Depuis 2010, Morgane Denzler mène une réflexion sur le territoire et la manière dont les humain.e.s le comprennent, le connaissent et le pratiquent. Avec une approche à la fois plastique, conceptuelle, sociologique et politique, l’artiste s’approprie les outils de contrôle de l’espace comme la cartographie et la géolocalisation. À la galerie Bendana | Pinel Art Contemporain, elle réunit quatre œuvres pensées et réalisées dans un contexte spécifique : la résidence artistique des Arques dans le Lot. Invitée à réfléchir aux réalités agricoles du village et de ses alentours, Morgane Denzler envisage le territoire d’une manière nouvelle et inédite dans sa recherche. Suite à sa lecture des écrits de Vinciane Despret (philosophe des sciences) et à différentes rencontres avec des éleveur.se.s de brebis, elle décide de se concentrer sur les moutons : leur histoire, leurs comportements, leurs usages, leurs besoins. Les œuvres articulent ainsi un ensemble d’interactions et d’interdépendances entre l’animal, l’humain et le territoire qu’ils habitent et sur lequel ils agissent ensemble.

La rencontre avec l’animal et son troupeau a engendré d’autres rencontres : des berger.ère.s, des éleveur.se.s, des artisan.e.s, des tondeur.se.s. Morgane Denzler s’est ainsi immiscée dans l’écosystème du mouton pour comprendre de manière plus globale l’histoire et l’état actuel d’un monde paysan en crise. La couverture (Remembrement, 2018) réunit l’animal, l’humain et le territoire. Cousue et fabriquée en collaboration avec un artisan matelassier (René Lantz), elle est rembourrée de la laine de ses propres moutons. La matière première est à portée de main. À sa surface apparaît l’image satellite des Arques et de ses alentours. Le lieu de sa recherche est ainsi représenté, localisé, spécifié. Les coutures ne sont pas orthonormées, le quadrillage n’est pas parfait. Les maladresses intentionnelles font écho au Remembrement, un réaménagement productiviste du monde rural qui s’est intensifié au cours des années 1960 et 1980. Pour s’adapter à la mécanisation, les paysans ont plus ou moins intégré un modèle issu d’une politique européenne visant à unifier le parcellaire. Ce nouveau dessin des territoires engendre une transformation profonde des paysages et des sols. Il marque aussi des violences, un esprit de concurrence et la fin d’une solidarité. (Sheeps don’t forget a face, 2018) renvoie également à une rationalisation des terres. L’artiste a photographié des éleveur.se.s au travail, les troupeaux, les paysages (notamment vus du ciel). À la manière d’un collage, les images sont enchevêtrées et partiellement dissimulées par la présence d’une barrière en aluminium. La barrière est à la fois un outil de sécurité, un élément de contrainte des corps dans un espace donné et le signe visible d’une propriété.

Dans le second espace de la galerie sont présentées deux œuvres qui se font face : VENE et Champion. La première est réalisée à partir du vêtement de travail des paysans, une combinaison verte devenue commune à tou.te.s. En attachant deux combinaisons l’une à l’autre, Morgane Denzler donne à voir la métaphore d’une peau de paysan. Tels une toison ou un corps disséqué, elle est déployée au mur. En nous approchant, nous constatons que le tissu est parsemé de logos : VENE. « Viens » en Occitan, un appel traditionnel au troupeau. Morgane Denzler met en lumière les relations contractuelles et/ou de dépendance entre les pratiques intensives et l’industrie agroalimentaire. Ce système, visant à un productivisme outrancier, a conduit une large partie du monde paysan vers un état de fragilité extrême. En contrepoint, Champion (2018) présente Loïc Leygonie, tondeur professionnel de moutons, mais aussi champion de France de la tonte. Dans le Lot, Morgane Denzler a filmé un jeté de toison, qui, lors d’un concours, est noté par un jury selon les critères très précis. Diffusée sous la forme d’un GIF, la vidéo forme une boucle, un élan vital qui manifeste le déplacement des gestes et des savoir-faire. La tonte, acte nécessaire à la survie du mouton, est aussi devenue un sport, un rituel collectif où les gestes de travail trouvent de nouvelles résonnances.

Les moutons n’oublient pas un visage. Contrairement aux idées reçues, l’animal est doté d’une intelligence sociale aiguë qui lui permet de mémoriser un visage pendant deux ans. Par lui, Morgane Denzler souligne une mémoire partagée entre l’animal, l’éleveur.se et le territoire. Le mouton mange littéralement le paysage. Ses déplacements façonnent et compostent son milieu. Manger « c’est une manière d’habiter, de donner de la valeur surtout. Voilà le mot qui permet de rassembler pas mal d’éléments de la situation : donner de la valeur. Nous dirions honorer. Et transformer des humains et des brebis en Terriens, pour enfin déraciner ce vieux contraste entre humain et non humain.*» Les œuvres témoignent d’un rapport physique au territoire. Elles traitent davantage d’une lente transformation du monde paysan plutôt que d’une disparition. Morgane Denzler s’est ainsi attachée aux notions de soin (care) et de mémoire profondément inscrites dans les corps, les gestes et les résistances d’un écosystème en révolution.