Lorsque l'intellect produit avec bon sens des concepts épurés, les mains, qui se sont exercées de nombreuses années au dessin, font connaître la perfection et l’excellence des arts et en même temps le savoir de l’artiste.

(Giorgio Vasari)

Le dessin n’est pas seulement un moyen d’expression, mais peut être décrit comme un espace de pensée où l’artiste se trouve au centre d’un réseau dense de relations avec les choses, avec leur image, avec la complexité du monde sensible. Pour cette raison, le dessin, tout comme la peinture, assume une fonction politique du fait que sa manière intrinsèque de survenir et de se montrer implique la présence de l’autre. Cet échange continu met en jeu la perception de l’univers social, constitué de personnes et de mouvements entrant et sortant de la surface de l’œuvre et qui font nécessairement partie intégrante de son existence. Depuis le Moyen Âge, les habitants des villes italiennes ont construit cette relation à l’art, par le biais des grands cycles des fresques, des œuvres de l’espace public et des représentations symboliques de mythes ou de religions.

Par l’observation des créations artistiques, ils se sont activement associés à une expérience qui a affecté et enrichi leur vie. Ils se sont trouvés eux-mêmes de même que leur monde à travers l’aspect visuel de la représentation mais aussi des limites de cette présence intelligente. Ce qui a changé aujourd’hui, après un siècle et demi d’émancipations et de révolutions esthétiques qui ont bouleversé la culture sociale spécifiquement européenne, c’est la position de l’artiste. En devenant indépendant du système tout-puissant des commandes, celui-ci a libéré l’image de sa fonction didactique. En ce sens, c’est dans cette dimension qui relie l’auteur et l’œuvre à ses interlocuteurs que s’ouvre un véritable espace du possible, ininterrompu et autonome : un synonyme de liberté.

Les trois artistes réunis dans Italian Imaginary, qui abordent le dessin pour des motifs différents, présentent des interprétations tout aussi originales que personnelles. Pour Giuseppe Stampone, le dessin, technique fondamentale de sa démarche artistique, procède d’une affirmation esthétique appuyée. Pour Luca Pancrazzi, il reflète ses pensées sur des sujets poétiques ou bien sur les processus de la représentation, et flirte avec la peinture, parfois la précédant parfois l’esquivant. Pour Sergio Breviario, il surgit à la façon d’une percée parmi l’éventail des langages employés : le dessin les traverse, les soutient, les défie.

Le point commun caractéristique de la démarche de ces trois artistes est qu’ils conçoivent le dessin comme un exercice de connaissance, une pratique intellectuelle autant que technique. Tous trois partent systématiquement de l’observation du monde sensible qui les entoure : l’acte de compréhension, qui consiste littéralement à comprendre et même à assimiler, se joue dans le prolongement de l’esprit à la main qui tient la plume, le crayon à papier ou le pastel. Le rendu formel de ce processus n’aspire pas à reproduire le visible ni la réalité, ce qui n’est jamais nécessaire, sinon en tant que choix d’interprétation. En revanche, la spécificité du dessin italien se révèle dans cette attention à la vérité, jusque dans ses déclinaisons hérétiques, ses retombées critiques mais aussi dans les termes de sa réinvention, ainsi qu’en atteste la diversité de l’œuvre de Breviario, Pancrazzi et Stampone.

Décrire le champ des références qui alimente la quête de Sergio Breviario n’est pas chose facile. Son travail se déploie tel un long examen critique du processus créatif et des modes de transmission mis en place par le système (parfois confondu avec l’art). Ses œuvres émergent à la convergence de plusieurs techniques, pas forcément compatibles les unes avec les autres, mêlant les moyens d’expression traditionnels à la performance, l’installation, la vidéo, l’utilisation combinée de matériaux et d’objets pour le moins inhabituels. Les œuvres ainsi réalisées pourraient être définies comme autant de mécanismes de remise en question ; face à elles, le visiteur se voit convié à relever un défi, pour lequel il n’est heureusement pas préparé, et qui est susceptible de les rapprocher, lui et l’œuvre, d’une vision inédite et imprévisible de la présence de l’œuvre de l’artiste (ce dernier semble en observer l’évolution d’un œil ravi et curieux).

Le dessin constitue à première vue un élément fédérateur entre les différentes parties instaurées par Brevario, et qui ont de prime abord un style presque classique. Toutefois, l’héritage iconographique hétéroclite auquel s’intéresse l’auteur requiert un glissement supplémentaire : affluent pêle-mêle un certain goût pour la miniature médiévale, des tons grotesques d’inspiration flamande et allemande, les canons du portrait de la Renaissance et toute une série de symboles et de distorsions métaphysiques qui semblent se référer à une lignée de grands maîtres italiens du XXe siècle. Sur tous ces points, Breviario crée un tissage à partir d’infimes entorses aux règles de composition qui, par un effet centrifuge, finissent par se rassembler dans le chiasme extrême conçu par l’artiste. Une dimension se crée alors, presque une sous-espèce aeternitatis. Les dessins possèdent une surface intemporelle, donnée à la fois par le support et la technique employés. À l’aide d’une technologie sophistiquée, des feuilles de papier polyester sont encollées sur un miroir pour produire un espace lunaire, sans couleur et presque sans profondeur (hormis le reflet spectral du visage de l’observateur survolant le miroir). Sur cette surface, l’artiste dessine selon une technique mixte qui comprend le graphite, la mine d’argent, la mine d’aluminium et la mine de plomb. Le choix de matériaux durables et résistants participe à la quête d’un lieu, celui de l’existence de l’œuvre, perçu comme éternel. Ainsi, les visages et les formes dessinées par Breviario prennent l’apparence d’idoles impérissables, qui contrastent avec l’instabilité de leur environnement.

Dans les œuvres de Luca Pancrazzi, on retrouve de manière récurrente la perception d’un mouvement sur la surface dessinée ou peinte : le regard se déplace sur une ligne horizontale, à hauteur d’yeux ou, plus précisément à la hauteur d’un conducteur assis dans un véhicule. Qu’il s’agisse de vues aériennes des montagnes de l’Engadine, des collines du Liban, des lignes d’horizon plus familières de Milan ou des images de la périphérie d’une ville ou d’un quartier industriel, Pancrazzi insuffle dans son travail l’impression d’avoir porté un regard actif sur chaque plan qu’il a examiné. Le travail de documentation photographique du paysage urbain, ressenti par l’artiste comme un lieu en perpétuelle transformation, coexiste avec sa retranscription dessinée. Dans la mémoire numérique aussi bien que dans la rétine du spectateur, les scènes se déroulent comme si elles faisaient partie d’un récit unique, d’un voyage inépuisable qui se déverse sur la toile, le papier ou tout autre support.

Dans la série réalisée à l’encre exposée ici, les techniques du dessin et de la peinture débordent l’une sur l’autre, si bien que chaque œuvre prise individuellement se connecte à toutes les autres comme autant de prises de vue d’une vidéo diffusée en boucle. Les dessins se succèdent à la façon des pages du carnet d’un flâneur (motorisé), avec lequel ils ont en commun de renfermer des notes éparses, des points de vue sur la ville intériorisés et restitués sans désir de l’illustrer.

En effet, le travail de Pancrazzi n’a pas d’ambition documentaire quant au résultat visuel. Bien au contraire, même dans les représentations architecturales et les paysages facilement reconnaissables, l’expérimentation stylistique prend le dessus. L’artiste explore la bichromie, la monochromie, la dématérialisation de la toile et la décomposition de la figure, au point d’aller parfois jusqu’à nier le sens même de la représentation pour exalter la dimension poétique de la technique, le hasard dans la vision de l’artiste, les infinies possibilités de déclinaison de la réalité par le langage artistique. Dans les dessins à la plume ou à l’encre de Chine, en particulier les petits formats, cette propension s’articule dans une série d’actes de liberté (vis-à-vis de l’équilibre, de la géométrie, de l’inspiration initiale) qui prend une tournure quasiment musicale. Les œuvres se suivent telles des variations sur un même thème, une séquence de notes qui évolue à mesure qu’elle se répète et qui confère une unité formelle extrêmement puissante à chaque série.

À plusieurs reprises, Giuseppe Stampone a défini son travail d’artiste comme celui d’un « photocopieur intelligent ». Derrière ce terme, qui associe la reconnaissance des compétences manuelles à un talent présumé inférieur, se cache en réalité une étonnante capacité à condenser une forte vision poétique de même qu’une esthétique claire et inimitable. Le dessin à la plume, qui revêt pour l’artiste un caractère quasi obsessionnel, se rapproche d’une construction discursive dans laquelle, image après image, une constellation de liens iconographiques, philosophiques, politiques prend corps.

Parmi les sujets préférés de Stampone, les vues de la Toscane, exécutées d’après nature ou reprises d’œuvres connues. Il s’agit là du plus célèbre des paysages représentés en peinture ou par tout autre moyen d’expression, le seul jamais perpétué au fil des siècles d’anthropisation, un modèle universel d’équilibre apparent entre le travail de l’homme et la nature. La genèse de l’emblématique panorama toscan s’inscrit dans le contexte de l’invention du concept de paysage ainsi que des instruments d’optique et des outils cognitifs utiles à son observation. Le creuset initial de la systématisation moderne de la perspective centrale se situe précisément dans la Florence du début de la Renaissance, avec les œuvres de Brunelleschi, Masaccio, Paolo Uccello et les études de Léon Battista Alberti et Piero della Francesca. Avec la perspective centrale, le monde entier est soumis à une transposition mathématique du regard, mesuré et subordonné à une grille de lignes, célébrant le principe anthropocentrique et la soumission de la nature. L’œuvre de Stampone est une interprétation critique de cette appropriation du visible. Ses réinterprétations de chefs-d’œuvre de la peinture des siècles passés contiennent toutes des distorsions sémantiques qui questionnent la primauté de la culture européenne et sa conception financière (le capitalisme s’enracine toujours dans la période fraîchement évoquée).

Par le trait monochrome du stylo ou du graphite, la représentation rouvre la composition du paysage et l’interroge. Ce que l’on peut observer dans les productions de Stampone dépasse la représentation d’une idylle champêtre : c’est une mise en abyme dans laquelle l’image contient et déclare son incapacité à dupliquer, c’est l’image qui raconte une image qui à son tour parle du désir de réduire le monde aux images. Il s’agit d’une mise en accusation de l’idolâtrie des images, qui contraint à se rappeler que « eidos » (idole) en grec signifie à la fois « figure » et « représentation de la figure ».

Pour conclure, retrouvons Giorgio Vasari, le fondateur de l’historiographie moderne de l’art, qui en écrivant à propos du dessin, « père de nos trois arts, l’architecture, la sculpture et la peinture », met justement en évidence sa valeur intellectuelle. À l’origine de la conception moderne de l’art italien et européen, se trouve cette profession de foi envers la qualité du dessin qui « procédant de l’intellect, élabore à partir d’éléments multiples un concept universel », mais « n’est rien d’autre que l’expression apparente et la déclaration du concept que l’on possède dans l’esprit ou de ce que d’autres ont imaginé et fabriqué dans l’idée » (Giorgio Vasari, La vie des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes,1568). Même dans les paroles mesurées d’un courtisan, avec les limites que nous lui reconnaissons aujourd’hui, la description du talent artistique qui préside à toute expression d’ingéniosité figurative renforce la subjectivité et l’unicité de la vision avec lesquelles chaque artiste transgresse la vie.