C'est entre juin et septembre 1851, juste avant de se lancer dans la rédaction de Madame Bovary, que Gustave Flaubert mit toute son énergie à écrire le récit du voyage en Orient qu'il venait de faire, quelques mois plus tôt, avec Maxime Du Camp : un texte direct, sauvage, parfois éblouissant, toujours surprenant de vérité, où le jeune écrivain, encore inconnu, se faisait à lui-même le pari de « tout dire » et d'enregistrer tels quels les souvenirs de cette traversée de l'Égypte qui avait été pour lui une expérience décisive.

Extraits de "Voyage en Egypte" :

Près de Memphis
A la tombée du jour, le ciel est devenu tout rouge à droite, et tout jaune à gauche. - les pyramides de Sakkarah tranchaient en gris dans le fond vermeil de l'horizon. C'était une incandescence qui tenait tout ce côté-là du ciel et le trempait d'une lumière d'or.
Sur l'autre rive, à gauche, c'était une teinte rose - plus c'était rapproché de terre, plus c'était rose. Le rose allait montant et s'affaiblissant, il devenait jaune, puis un peu vert - le vert pâlissait et, par un blanc insensible, gagnait le bleu qui faisait la voûte sur nos têtes où se fondait la transition (brusque) des deux grandes couleurs.

En allant vers Rosette
... le soleil se couche. C'est du vermeil en fusion dans le ciel, puis des nuages plus rouges en forme de gigantesques arêtes de poisson (il y eut un moment où le ciel était une plaque de vermeil et le sable avait l'air d'encre) - en face, et à notre gauche du côté de la mer et de Rosette, le ciel a des bleus tendres comme au pastel -

Du haut des Pyramides
Le soleil se levant en face de moi, toute la vallée du Nil, baignée dans le brouillard, semblait une mer blanche immobile, et le désert, derrière avec ses monticules de sable, comme un autre Océan d'un violet sombre, dont chaque vague eût été pétrifiée. Cependant, le soleil montait derrière la chaîne arabique, le brouillard se déchirait en grandes gazes légères, les prairies coupées de canaux étaient comme des tapis verts arabesqués de galon. En résumé trois couleurs : un immense vert à mes pieds au premier plan ; le ciel blond rouge = vermeil usé ; derrière et à droite, étendue mamelonnée d'un ton roussi et chatoyant.

Dans le désert
Nous revenons - le soleil se couche - la verte Egypte au fond - à gauche pente de terrain toute blanche, on dirait de la neige - les premiers plans sont tout violets, les cailloux brillent, baignés littéralement dans de la couleur violette : on dirait que c'est une de ces eaux si transparentes qu'on ne les voit pas, et les cailloux entourés de cette lumière glacée, sur elle ont l'air métallique et brillent.

Sur le Nil
Les pyramides de Sakkarah se détachent en gris dans la couleur d'or qui s'étend depuis la ligne de la terre jusqu'au milieu du ciel - à gauche c'est d'abord rose - jaune- vert, enfin bleu - au milieu est le Nil jaune.

Coucher de soleil
Des nuages d'or, semblables à des divans de satin - le ciel est plein de teintes bleuâtres
gorge-de-pigeon.

Medinet-Abou
Les montagnes sont indigo foncé (côté de Medinet-Abou) - du bleu par-dessus du gris noir, avec des appositions longitudinales lie-de-vin, dans les fentes des vallons - les palmiers sont noirs comme de l'encre - le ciel est rouge - le Nil a l'air d'un lac d'acier en fusion.

Élephantine
Au coucher du soleil, les arbres ont l'air faits au crayon noir et les collines de sable semblent être de poudre d'or. De place en place elles ont des raies noires minces (traînées de terre, ou plis du vent) qui font des lignes d'ébène ce sur fond d'or - or comme celui des vieux sequins.

Sous le tropique
Au coucher du soleil, le ciel s'est divisé en deux parties. Ce qui touchait à l'horizon était bleu pâle, bleu tendre, tandis qu'au-dessus de nos têtes et dans toute sa largeur, c'était un immense rideau pourpre à trois plis - un, deux, trois - derrière moi et sur les côtés, le ciel était comme balayé par de petits nuages blancs, allongés en forme de grèves - il avait eu cet aspect toute la journée - la rive à ma gauche était toute noire. Le grand rideau vermeil s'est décomposé en petits monticules d'or moutonnés - c'était comme tamponné par petites masses régulières - le Nil, rougi par la réflexion du ciel, est devenu couleur sirop de groseille. Puis, comme si le vent eût poussé tout cela, la couleur du ciel s'est retirée à gauche, du côté de l'Occident, et les ténèbres sont descendues.

Désert de Kosseïr
... à notre droite un tourbillon de khamsim s'avance, venant du côté du Nil dont on aperçoit encore à peine quelques palmiers qui en font la bordure - le tourbillon grandit et s'avance sur nous - c'est comme un immense nuage vertical qui, bien avant qu'il nous enveloppe, surplombe nos têtes, tandis que sa base, à droite est loin de nous - il est brun-rouge- et rouge pâle - nous sommes en plein dedans.
(...) Le vent chaud vient du midi - le soleil a l'air d'un plat d'argent bruni - une seconde trombe nous gagne - ça s'avance comme une fumée d'incendie, couleur de suie avec des tons complètement noirs à sa base - Ça marche... ça marche... le rideau nous gagne, bombé en volutes par le bas, avec ses larges franges noire.

Gustave Flaubert (1821 - 1880) est un écrivain français. Prosateur de premier plan de la seconde moitié du xixe siècle, Gustave Flaubert a marqué la littérature française par la profondeur de ses analyses psychologiques, son souci de réalisme, son regard lucide sur les comportements des individus et de la société, et par la force de son style dans de grands romans comme Madame Bovary (1857), Salammbô (1862), L'Éducation sentimentale (1869), ou le recueil de nouvelles Trois Contes (1877).