Le XVI siècle fut un moment de richesse extrême pour les Bénédictins du monastère de St. Jean à Parme. Ils appartenaient dès 1477 à la Congrégation de Sainte Justine de Padoue, qui promouvait la diffusion de la culture parmi les moines de l’ordre qui montraient des dispositions spéciales pour les études. Les « Constitutions » de 1520 désignaient ce monastère parmi les neuf les plus importants sur le territoire italien: ici les cénobites qui avaient déjà reçu une bonne instruction en grammatica pouvaient continuer leurs études en d’autres sciences. Dès 1580 le couvent parmesan devint le lieu où se dédier en particulier à la logique et à la philosophie naturelle.

Les Bénédictins commencèrent donc beaucoup de travaux de rénovation dans leur monastère, soit dans les espaces publics (comme dans l’église, où travailla l’extraordinaire Corrège), soit dans les espaces intimes de la prière, de l’étude et du travail.

On décida de renouveler l’espace didactique, de le rendre plus moderne pour améliorer l’apprentissage. En 1523, on avait terminé la structure de la bibliothèque: située entre les deux cloîtres et deux couloirs, sa place assurait le silence nécessaire à l’étude et les amples fenêtres sur les côtés longs de la pièce donnaient à tout l’espace une lumière abondante et homogène. Ce ne fut qu’en 1575 qu’on acheva la salle avec l’ensemble iconographique qu’on peut voir encore aujourd’hui, pensé par l’Abbé Stefano Cattaneo de Novare.

Très cultivé, actif dans la Contreréforme du Concile de Trente, mais innovateur rebelle parfois, après avoir été Abbé à Plaisance, il arriva a Parme une première fois de 1571 à 1572, puis de 1573 à 1576. Pendant ce dernier séjour, il conçut la série de fresques pour la bibliothèque qui ont pour thème général la suprême Sagesse et la connaissance. Dans les dix-huit voûtes du plafond, surmontant trois nefs divisées par dix colonnes, on peut lire une complexe vision de la connaissance humaine et de sa recherche de la vérité. A chaque voûte, une image centrale rappelle un thème de méditation (la justice, les vertus, la mort et la caducité, la virginité, les instincts etc.) et pour l’approfondir des médaillons avec des citations et commentaires en grec, latin, hébreu et syriaque.

Tout ce cycle et les quatre langues utilisées font référence à une édition très récente à l’époque et très importante de la Bible, dite aussi « Biblia Regia », éditée par Benito Arias Montano et imprimée à Anvers en 1572 par Plantin pour l’empereur Philippe II. La Biblia Sacra Hebraice, Chaldaice, Graece et Latine était donc un instrument absolument moderne et philologique pour les études, complété par beaucoup d’images, comme par exemple l’Arche de Noé, le temple de Jérusalem, la généalogie de Christ etc. qui sont aussi reproduites dans la Bibliothèque avec beaucoup d’autres.

Déjà ces détails soulignent l’intelligence et l’ouverture des Bénédictins, spécialement de l’Abbé Cattaneo, qui voulut l’instrument le plus moderne à disposition de ses moines : les parois et le plafond de la Bibliothèque sont donc conçus comme un film, c'est-à-dire un continuum d’images qui transposent les chapitres de la Bible. Un continuum qu’on pouvait lire et regarder de plusieurs points de vue, enrichi par les magnifiques cartes géographiques de la Terre Sainte, reproduites exactement de la « Biblia Regia ». Les moines qui étudiaient ici pouvaient donc suivre visuellement sur les cartes les itinéraires de l’Exode et les déplacements du Christ, par exemple. Une intuition géniale de l’Abbé qui avait compris que les individus n’apprennent pas forcement en lisant, mais aussi en regardant, en écoutant et en faisant expérience concrète (comme les plus récentes théories didactiques nous enseignent et qui en terme spécifique on nomme les styles d’apprentissage verbal, visuel, auditif et cinésthésique).

D’autre part, le choix de la source dans la Biblia Regia nous témoigne non seulement des contactes et des échanges culturels très vastes et vifs, mais aussi de la volonté d’incorporer plusieurs traditions culturelles dans la formation des moines bénédictins: une bible en quatre langues donnait la possibilité d’une analyse philologique et introduisait la tradition et la culture du Moyen Orient. Un exemple de cette sorte de syncrétisme religieux est sur la porte Nord, où le Saint Esprit, représenté en colombe qui émane la lumière divine, est rapproché sur la gauche du candélabre juif, symbole du savoir et de l’illumination, et sur la droite d’un cœur dans un brasier ardent, symbole encore une fois du savoir, pris cette fois de la tradition égyptienne. La Bibliothèque de St. Jean est donc un point de rencontre et de fusion de traditions différentes de celle purement chrétienne, ce qui est témoigné encore par les citations tirées de la sagesse grecque et latine.

Ce qui frappe quand-même énormément, à part le complexe symbolis me philosophique et religieux, sont les fresques des parois: les énormes cartes géographiques et la fresque sur la Bataille Navale de Lépante, qui sont en quelque sorte indépendantes du reste des images. On a déjà dit des cartes des terres saintes à fonction didactique, mais on trouve aussi d’autres authentiques raretés: une carte de la Grèce et de l’Italie, cette dernière tirée et agrandie de sept fois d’une édition de cartes géographiques imprimée à Venise en 1521. Elles sont dessinées à partir des connaissances acquises grâce aux voyages des grands navigateurs et aux nouveaux instruments technologiques utilisés sur mer. Encore une fois, on peut reconnaître à travers ces peintures la volonté d’utiliser du matériel d’innovation pour transmettre la culture, pas seulement à travers les volumes de la bibliothèque mais surtout à travers la connaissance et le lien avec le monde réel.

La Bataille de Lépante, la victoire sur les Turcs en 1571, est un fait fondamental pour la Chrétienté : il est représenté ici sur la base de la chronique du vénitien Contarini, publiée à Venise en 1572 et que l’Abbé Cattaneo sans doute possédait. La flotte catholique et celle ottomane y sont décrites de façon précise, toutes les forces et les chevaliers de l’Occident sont réunis pour combattre l’ennemi infidèle : dans la fureur de la bataille, la fumée des canons, parmi les navires, les lances et les ondes, on peut découvrir les emblèmes de quelques héros de la Chrétienté, comme par exemple Jean d’Autriche, Sebastiano Venier (représentant les armées de Venise), Marcantonio Colonna (représentant le Pape), ou le duc Alexandre Farnèse, grand et renommé chef militaire, qu’on peut reconnaître grâce à l’emblème de la ville de Parme (croix or sur fond bleu). Sa présence dans la fresque n’est pas un hasard, pour plusieurs causes. D’abord, on sait qu’il combattit valeureusement, en effet il tient ici le bâton de commandement ; ensuite, il est représenté dans un geste particulier de la lutte, où il baisse son épée pour laisser la vie à un groupe de soldats ottomans, qui se sont sauvés sur sa galère: force et magnanimité, deux caractéristiques qu’un homme de pouvoir doit posséder et qu’on attribue à la famille Farnèse. La signification de cet épisode devient très claire si on regarde la parois opposée, où s’impose une fresque dédiée à la nouvelle situation politique de la ville : un plan du territoire de Parme et Plaisance, orienté au contraire, avec le fleuve Po comme limite sud et une magnifique et détaillée représentation des collines, des fleuves, des châteaux et des deux villes, le tout dominé par l’emblème de Ottavio Farnèse, dont le duché venait de s’établir définitivement, après quelques années d’instabilité, et auquel on souhaite une période de paix.

Il y a peut-être une troisième raison pour laquelle l’épisode d’Alexandre Farnèse sauvant la vie aux soldats ottomans est mis en relief dans la fresque de la Bataille de Lépante : l’Abbé Cattaneo voulait continuer le chemin, déjà entrepris au début du siècle par ses prédécesseurs, quand ils avaient appelé Corrège, l’innovateur, pour peindre la merveilleuse coupole de l’église. Comme le voulait la Congrégation de Sainte Justine et comme les Bénédictins avaient bien compris, pour poursuivre l’exemple du Christ et son œuvre il fallait mettre en relation le monde intime du monastère, de l’étude et de la méditation avec celui extérieur, le monde de la politique, des relations sociales, de la culture et de l’art. L’Abbé ajoutait, au-delà de tout cela, la volonté d’une ouverture et d’une attention au dialogue avec les autres religions, témoigné par le geste de magnanimité d’Alexandre Farnèse mais surtout par les nombreux symboles des différentes religions renfermés dans cette Bibliothèque monumentale.

Les Bénédictins mirent en œuvre donc, grâce à ces fresques, un important plan philosophique, de communication et de diplomatie. L’ensemble des peintures est en effet extraordinaire et on en reçoit une impression incroyable : dans l’espace clos, les cartes géographiques aux énormes dimensions ouvrent la pièce et font rêver de mondes lointains, de voyages infinis… L’audace de quelques navigateurs avait permis au XVI siècle d’agrandir les horizons de la terre, Colomb, Magellan, Vespucci avec leurs voyages avaient bouleversé chaque système de savoir. Les cartes géographiques devinrent donc un instrument indispensable à la connaissance et au pouvoir, comme l’avaient compris aussi les Farnèse, qui à Caprarola, ont créé un chef d’œuvre inimitable : la « Salle du Mappemonde », où les cartes géographiques d’Asie, Amérique, Afrique, Europe, Italie couronnent, sous les magnifiques fresques des constellations, les rêves de gloire de cette famille puissante.

Si l’on croit au hasard, on peut penser que pour les deux salles, la Bibliothèque à Parme et celle du Palais de Caprarola, on avait choisi une décoration à la mode et qu’elles n’ont aucune relation, mais comment ne pas rapprocher les deux ensembles d’images, peints exactement dans les mêmes années, entre 1573 et 1575, et sous les mêmes acteurs politiques?

Les voûtes de la Bibliothèque représentent la connaissance philosophique et religieuse, le plafond de Caprarola est la connaissance laïque du ciel, mais le savoir est lié en tout cas à l’expérience du monde réel, dont la représentation la plus concrète de l’époque est sa reproduction dans ces merveilleuses cartes géographiques.

La Bibliothèque Monumentale de St. Jean contient plus de 20.000 volumes et manuscrits aux enluminures, et elle est ouverte pour l’étude mais la magnifique salle des fresques n’offre son espace qu’à des colloques et des conférences, elle s’ouvre donc rarement aux visiteurs et moins encore aux touristes, mais en respectant les temps des moines, on peut parfois y accéder : n’hésitez donc pas de demander de pouvoir la voir, peut-être aurez-vous de la chance…