En partenariat avec la Deuxième édition de la Biennale des photographes du monde arabe contemporain. "Depuis que j’ai commencé à photographier, je me suis toujours intéressé à la notion de frontière. Il était donc fatal qu’un jour j’en arrive là, à Tanger, ville frontière par excellence. D’abord géographiquement : carrefour et frontière entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest, l’Europe et l’Afrique, la Méditerranée et l’océan Atlantique… Mais surtout métaphoriquement, symboliquement : frontière entre le réel et le fictionnel. Tanger la ville mythe, la ville théâtre, la ville cinéma. Et aussi : la ville arnaque, la ville contrefaçon… Il me semble en effet que, pour ceux qui découvrent cette ville et pour ceux qui s’y sont installés plus ou moins définitivement, la dimension du désir – du fantasme – ne va pas sans un certain degré de désenchantement. Comme pour tout objet idéalisé, l’expérience se révèle toujours irrémédiablement déceptive.

Il y a des mots qui reviennent souvent lorsqu’on parle de Tanger : fiction, mythe, théâtre, cinéma, mise en scène… Et des noms d’écrivains, d’artistes, d’acteurs ou de personnalités mondaines, telles des divinités tutélaires du lieu (divinités décadentes pour la plupart, à l’image de la ville) : Paul Bowles, Claudio Bravo, les Rolling Stones, William Burroughs, Mohamed Choukri, Barbara Hutton, etc.

Dans Tanger fait son cinéma (2012, Khbar Bladna, p. 9), Patricia Tomé écrit : « Et puis il y avait ceux et celles qui décidaient de rester là, plantés face aux quatre coins cardinaux, ni exilés, ni émigrés, simplement des voyageurs errants sans billet de retour, des baladins en transit, des artistes nomades qui, à force de vouloir témoigner de l’exotisme du lieu et de leur mode de vie, avaient construit leur ville-légende, leur mythe et fait de leur existence une représentation permanente dans un décor de cinéma. Tanger était devenue l’écran de leur réalité […]. Ils évoluaient dans un scénario entre réalité et fiction. La ville du Détroit leur offrait une scène d’exception, un théâtre grandiose à ciel ouvert. » C’est ce « scénario entre réalité et fiction », ce « décor de cinéma » que j’ai tenté de porter à l’image dans ce travail qui m’a absorbé pendant cinq ans.

Comme dans mes précédents travaux sur Asmara et Casablanca, mon approche photographique du paysage urbain s’écarte de la simple documentation pour dessiner un portrait imaginaire, presque onirique, de la ville. La ville que j’ai photographiée – que j’ai voulu évoquer avec mes images – n’existe pas. Ou pour mieux dire : elle existe au croisement entre la ville réelle, celle que j’ai réellement parcourue, et l’image de Tanger que je porte en moi, nourrie de mythes, de récits littéraires et cinématographiques.

Dans Interzone, William Burroughs écrit au sujet de la ville du détroit : « La ville se développe dans plusieurs dimensions. [Ici] il n’y a pas de ligne de séparation entre le monde réel et le monde du mythe et du symbole. » Mon travail s’intéresse justement à ces espaces-temps intermédiaires, à ces situations visuelles où le réel semble être sur le point de basculer dans la fiction.

Mais comment faire advenir esthétiquement cette bascule ? Comment la rendre visible pour le spectateur ? En approchant Tanger avec mon appareil photographique, j’ai suivi le conseil d’un Tangérois célèbre, Tahar Ben Jelloun : « Il faut survoler la ville et laisser la mémoire fabuler. » J’ai choisi alors d’arpenter la voie négative, celle de l’absence, qui fait signe vers ce qu’on ne voit pas et qui pourtant est tellement présent… Ne pas tout dire, donc. Suggérer, plutôt. Laisser l’image respirer, « la mémoire fabuler ».

Mes images sont expressément incomplètes. Elles présentent des indices qui renvoient à ce qui se trouve hors champ. Du fait de leur pauvreté visuelle, elles demandent à être complétées par le regard du spectateur. Toutes ces photos montrent, si l’on peut dire, le vide. Le vide en tant que lieu d’un possible événement, d’un scénario imaginaire. Les lieux photographiés, dans leur singularité irréfutable, étant différentes déclinaisons de la scène où tout peut se passer (où rien ne se passera). D’où le sentiment de mélancolie qui en découle parfois : c’est la mélancolie de la fin du spectacle, de l’après-coup. Les jeux sont faits…, s’ils ne sont pas toujours à faire, ou à refaire.