L’être humain est parfaitement naturel et la nature est un réseau compact de causes multiples et variées. Ainsi, l’intériorité de la personne, la conscience, son supposé libre arbitre d’indifférence, ne sont pas des exceptions aux relations causales qui déterminent toutes les entités et tous les processus naturels. Je définis la liberté personnelle comme une nécessité causale intériorisée. Nous sommes cette nécessité intériorisée. Nous nous identifions à elle. Pour qu’il y ait une liberté absolue il faudrait qu’il existe un esprit extranaturel, dépourvu de tout substrat physique, mais ce sont là des termes vides, purement négatifs. Avec de tels concepts, rien de positif ne peut se construire : on sait ce que l’on veut nier, mais on n’a aucune idée de ce que l’on veut affirmer. Notre action est la manifestation de ce que nous sommes, et c’est la raison pour laquelle nous avons l’impression que nous faisons ce que nous voulons. La pierre, si elle était consciente, n’aurait pas attendu l’apparition de la physique pour avoir l’impression de tomber librement, et la fourmi, si elle pensait, aurait l’impression de choisir librement son chemin vers le poison qui la tuera.

Je nomme mon point de vue philosophique naturalisme intégral, englobant de tout parce qu’il considère comme naturel le vivant, le psychique et le social, et non seulement le physicochimique. Le point de vue réducteur du naturel au physicochimique je le nomme naturalisme traditionnel. Ainsi, selon le naturalisme intégral et parce que la nature est un réseau compact de causes, la liberté absolue, le libre arbitre d’indifférence, est une représentation fausse, aussi obstinée soit elle. Seulement apparence. Par contre la liberté relative n’est pas illusoire à condition de la concevoir somme suit : on peut arrêter une influence, se libérer d’une contrainte donnée grâce à l’action d’autres contraintes causales plus fortes que celle qu’on a neutralisée.

Ce qui existe, disais-je, est une nécessité intériorisée, et le sentiment de libre arbitre humain et ses conséquences, telles que la responsabilité, ont été imaginées surtout au Moyen Âge et ensuite à l’époque moderne probablement pour décharger le Dieu créateur et infiniment bon de sa responsabilité face à tant de souffrance humaine. Et au moins les premiers modernes croyants ont, pour la même raison théologique, essayé d’imaginer que les animaux sont des machines dépourvues d’esprit car les machines ne souffrent pas.

Une autre explication, compatible avec la précédente, est de penser que la croyance à la liberté, à la responsabilité, au mérite individuel et ainsi de suite sont des astuces de l’évolution biologique pour contribuer à la préservation de la société et de l’espèce. La société doit défendre sa stabilité et si on croit à la liberté absolue individuelle, on confine et on punit l’assassin parce qu’on le tient pour responsable unique et parfaitement conscient de ses actes. Mais au contraire, si on découvre le déterminisme incarné en lui formé par des causes nombreuses et diverses, alors l’assassin est séparé de la société et examiné socio-psychologiquement parce qu’il menace la survie du groupe. L’assassin, au moins pendant une certaine période, doit être écarté parce que la société, comme tout ce qui est vivant, est déterminée par la cause finale suprême, le conatus, la nécessité énigmatique de se préserver, de continuer à exister et ce, de la meilleure façon possible. L’amélioration de son état et de son comportement passe par la compréhension de son déterminisme causal intériorisé. Attendu que l’une des bases principales de la construction de la société est la croyance au libre arbitre, à la responsabilité personnelle, au mérite individuel, les conséquences sociales de l’abandon de ces idées seraient profondes et de longue portée.

Le déterminisme causal est une structure, un processus réel, ontologique, et, en tant que tel, il est compatible avec des concepts contraires tels que la liberté, le hasard, la contingence, la spontanéité, l’arbitraire en tant que ces derniers sont conçus d’une façon exclusivement épistémologique. Relatifs à notre connaissance des choses, ils reflètent notre ignorance de la nécessité inscrite dans le déterminisme causal. Une rencontre qui semble par hasard dans la rue entre deux personnes, est déterminée et prévisible pour qui les voit depuis un point de vue convenable. Connaître, expliquer est une lutte contre l’indéterminisme causal épistémologique.

Comprendre signifie monter dans l’échelle de la nécessité causale. Et d’une façon universelle, si la nature n’était pas un tissu compact de causes, rien ne serait compréhensible. La question pourquoi tel processus ou telle entité sont comme ils sont n’a plus besoin d’être itérée quand on découvre la nécessité causale qui les a produits. L’entendement trouve alors son repos. Comme il a été dit auparavant, l’impossibilité de la liberté absolue est compatible avec la liberté relative. Une liberté relative est une absence d’une ou de plusieurs contraintes externes à une entité quelle qu’elle soit — pensez aux animaux en liberté ou à des hommes déconfinés. Mais cela n’enlève rien à la nécessité intériorisée. S’il y avait une liberté absolue, si les décisions de l’être humain n’étaient pas déterminées causalement, les sciences dites humaines n’auraient pas de raison d’être étant donné que comprendre un comportement signifie appréhender la nécessité causale qui le détermine.

L’organisation hiérarchique sans laquelle un organisme n’existe pas présuppose le contrôle de ses composants exercé par quelques structures investies d’autorité. Pensez par exemple à l’ADN. Un contrôle autoritaire signifie la suppression de quelques degrés de liberté des composants tout en laissant agir seulement le matériel indispensable ou utile à la stabilité de l’organisme : c’est une recherche d’optimisation. De même la décision appelée « libre » en vue d’un objectif présuppose le contrôle de ce qui est pertinent aussi bien que la suppression de possibilités jusqu’à n’en laisser finalement qu’une seule, celle qui est optimale et est adoptée. Maintenant pour comprendre l’optimisation dans l’organisation aussi bien que dans la décision il existe une série de concepts clairs et utiles.

En effet, la physique mathématique n’est pas dépourvue d’outils pour décrire l’optimisation et j’aimerais faire référence à celui dont la place est éminente, le Principe de moindre action. L’idée fondamentale est ancienne. Ce Principe précise la Lex parcimoniæ, l’intuition aristotélicienne selon laquelle la nature, économique, intelligente, ne fait rien en vain. Quelques penseurs anciens présupposaient que certains faits mathématiques, comme les figures optimales, signifient une nécessité explicative des processus naturels. Si le cercle est une figure qui maximise sa surface pour un périmètre donné, il paraît naturel d’imaginer que la trajectoire des astres est circulaire. Et dès qu’on saisit la nécessité formatrice d’un processus ou d’une entité, alors, comme je l’ai déjà fait remarquer, la question pourquoi n’a plus lieu d’être posée.

En vertu des équations de la dynamique, dans un mouvement ce qui est économisé est une grandeur appelée action que les initiateurs — Maupertuis, Euler, Lagrange — ont conçu comme proportionnelle au produit de la masse par la distance et par la vitesse. Rappelons brièvement que le corps qui se déplace possède une énergie cinétique et une énergie potentielle. L’énergie cinétique est l’énergie du mouvement et l’énergie potentielle est l’énergie accumulée comme conséquence de sa position, de sa forme ou de son état, incluant l’énergie gravitationnelle, électrique, nucléaire et chimique. À chaque point d’une trajectoire il y a une différence entre l’énergie cinétique et l’énergie potentielle. L’action est ainsi la somme de ces différences, ce qui s’intègre par rapport au temps entre l’instant initial et l’instant final.

On constate souvent que les systèmes naturels, parcimonieux, utilisent au maximum l’énergie potentielle, l’énergie accumulée. Le Principe de moindre action généralise cette tendance et stipule que ces systèmes, en leurs mouvements, tendent à minimiser l’action, à dépenser le moins d’énergie possible. Ce principe contribue au contrôle de l’organisation de l’intériorité des êtres vivants en l’optimisant, et, comme cela a été indiqué, en réduisant le nombre des possibilités d’action des entités.

Le fil d’eau qui descend un monticule est en contact avec le terrain, le touche, laisse des traces des tentatives avortées chaque fois qu’une nécessité supérieure le dévie de son chemin : seul la nécessité limite la nécessité. Le fil d’eau descend en empruntant le meilleur chemin, celui où il utilise de la meilleure façon, étant donné les circonstances, les éléments pertinents tels que les propriétés de l’eau, la force de gravitation, les caractéristiques du relief, etc. Ainsi, pour toute évolution, il n’y a en réalité qu’une trajectoire possible, celle qui est effectivement suivie et qui se trouve être la meilleure grâce à l’abstraction symbolique, i.e. une fois comparée à d’autres chemins symboliquement conçus.

Imaginons maintenant, analogiquement, l’être humain à la place du fil d’eau. Notre action, comme le comportement du fil d’eau — il ne pourrait en être autrement — suit les lois de la nature. Comme lui, nous essayons de nous épanouir de la meilleure façon possible étant donné notre constitution particulière, et pour prendre une décision nous faisons appel à la meilleure des connaissances, c’est-à-dire à la connaissance de causes. Il s’ensuit qu’une personne intelligente et raisonnable, avant de décider, essaye d’augmenter et d’améliorer sa connaissance du champ auquel appartient la décision, et si elle réussit, alors elle arrive à se convaincre qu’une seule décision s’impose. Une fois éclairé par la connaissance des causes, le libre arbitre d’indifférence disparaît : comme pour le fil d’eau, il n’y avait finalement qu’une seule trajectoire, le chemin optimal, celui qui lui permettait d’aller le plus loin étant donné sa nécessité intériorisée et l’ordre causal de l’environnement.

Depuis le début du calcul des variations les mathématiciens appliqués et les ingénieurs s’étonnent de constater que, chez les êtres vivants, la recherche de valeurs extrêmes est inscrite de façon inconsciente. Cela s’observe nettement dans la constitution interne de leurs organismes, dans leurs comportements et dans l’opération d’autres principes de la mécanique, par exemple dans les mécanismes de contrôle de l’homéostasie. Les calculateurs disent : «si vous voulez construire un tunnel, regardez les fourmis ; si vous voulez vous déplacer d’un point à un autre sur un terrain plein d’obstacles avec des dénivellements, des arbres, des flaques d’eau, regardez le parcours de votre chien déterminé par son instinct et par sa motivation». Il s’ensuit que les catégories du mécanisme actuel, renouvelé, sont inscrites dans notre squelette, dans notre motricité et dans notre cerveau. La différence avec le mécanisme classique est précisément que le mécanisme actuel renouvelé possède des catégories pour concevoir non seulement les causes motrices, efficaces, mais il est de plus pourvu de catégories pour concevoir la tendance vers un objectif final prédéterminé de nature purement mécanique. C’est le cas des systèmes servomécaniques, cela existe dans les techniques de commandement, de contrôle, des techniques téléonomiques applicables aussi à la cybernétique des organismes vivants.

Chaque être humain ne peut témoigner que par lui-même et j’avoue que je ne me sens ni asphyxié ni écrasé par la nécessité causale qui constitue ma vie. Le fait que la vie soit en grande partie imprévisible et incontrôlable doit y être pour beaucoup.

L’esprit, percevant la nature de l’intérieur, se rend compte qu’elle l’a fait naître et s’épanouir avec les mêmes mécanismes qu’elle a utilisés ailleurs dans ses œuvres.