L’intelligence est une lumière ; la fleur de l’âge ; l’ivresse du plaisir ; le soir de la vie ; la vie est un songe. Ce sont des métaphores dont la signification est aujourd’hui sédimentée. Mais les premiers qui les ont imaginées ont apprécié leur intuition, et en élaborant davantage l’analogie découverte ils ont essayé de tirer un parti cognitif du rapprochement réalisé entre deux contextes significatifs ou entre deux strates naturelles différentes telles que la strate physicochimique d’un côté, et la strate biopsychique et culturelle de l’autre. Ainsi, contrairement à ce que l’on pense souvent, et en particulier contrairement à ce qui est enseigné par la tradition scientiste, la métaphorisation peut être source de connaissance. La métaphore est souvent le vrai nom des choses, riche en signification, et grâce à cette richesse, plus apte que le terme univoque et technique à placer les objets complexes devant l’esprit. Le terme univoque est préférable à la métaphore au moment de construire un raisonnement précis, si on veut faire entrer une idée dans un algorithme, dans un calcul exact. Mais ce moment arrive vers la fin du processus de connaissance et de compréhension une fois que les idées ont été clarifiées. Quelle est la valeur d'une procédure rigoureuse si la signification de ses composants n'est pas claire ou trop réductrice ?

C'est au commencement d'une recherche, au moment où le savant est à la chasse d'une orientation, où il attend l’illumination d’une l’intuition qu'il est sensible à la valeur de la métaphore. Le spécialiste peut comparer les couches de la vie psychique aux strates de l'écorce terrestre et l'inconscient apparaît entre autres comme le magma qui affleure soudainement par exemple dans un acte manqué révélateur de quelque chose d’assez fort et de très personnel : oublier les billets d’avion avant un voyage parce qu’au fond on ne veut pas partir. Ou encore un économiste, sensible à la valeur des métaphores et des analogies qui en découlent, peut chercher à savoir si dans son domaine il n'arrive pas, comme en physique, que la connexion de plusieurs phénoménologies bien ordonnées produise des phénomènes turbulents qui rendent la prédiction à long terme impossible. Le savant progresse en grande partie en reconnaissant les analogies naturelles et en mettant en rapport des domaines auparavant séparés. Pensez à l'unification des lois physiques réalisée par la découverte de l'électromagnétisme.

Le chimiste allemand Auguste Kekulé von Stradonitz raconte que pendant longtemps il avait essayé de concevoir la structure du benzène, jusqu’à ce qu’une nuit de 1865 il a obtenu ce qu’il cherchait en regardant le feu de la cheminée. Il a eu l’impression de voir des atomes qui dansaient d’une façon organisée formant des serpents. Puis, tout d’un coup, l’un des serpents forma un anneau en mordant sa propre queue. Kekulé s’est réveillé émerveillé de sa vision : il venait d’imaginer la représentation de la structure moléculaire du benzène sous forme d’anneau hexagonal, et passa le reste de la nuit à élaborer les conséquences de cette hypothèse. L’intuition de Kekulé est exemplaire. À un moment donné l’intellect, plein d’information canalisée par une préoccupation bien précise, s’ouvre pour se laisser féconder par la réalité objective. Le contact ainsi obtenu est direct, immédiat et global.

L’intuition est poétique parce qu’il y a en elle une création ou inspiration équivalente à la découverte. Création ou découverte : il n’est pas nécessaire de choisir attendu qu’il s’agit des deux aspects d’un même événement. Le poète est le premier qui entend la voix des choses, le premier qui parle, celui qui traduit en langage usuel son contact privilégié avec les êtres. C’est pourquoi l’origine de la poésie se confond avec celle du langage. Les Anciens étaient tellement impressionnés par l’union intime de l’esprit avec les choses, que le moment poétique était pour eux le résultat d’une intervention divine, l’influence d’Apollon ou d’une muse. Le moment poétique ainsi conçu est un événement rare, souvent absent de la poésie en tant que genre littéraire, mais il peut par contre se trouver clairsemé ailleurs, par exemple en science ou en philosophie.

La métaphore, comme tout énoncé multivoque, a une structure complexe, elle possède une pluralité de sens et une pluralité de classes de référents. Appelons intentionnalité d’un concept ou d’un énoncé le couple formé par son sens et par l’ensemble de ses référents. «Le feu» est un événement physique, le dégagement de chaleur, de lumière et de flamme, et l’ensemble ou série de référents sont les objets vraiment, réellement dénotés par cette définition. (C’est pourquoi il importe de savoir que toute explication implique la vérité et toute vérité implique la réalité). La métaphore, énoncé multivoque composé de plusieurs intentionalités, est ambigüe. L'ambiguïté est une propriété de la signification d'une expression. C'est la multiplicité due soit à la signification multiple des concepts-clé, soit à l'influence du contexte verbal ou extra-verbal de l'expression. Il s'agit là d'une ambiguïté objective, source d'autres sortes d'ambiguïté telles que la multiplicité de réactions face à un énoncé ou la multiplicité de référents. Le mot «feu» peut faire référence à des objets physiques, aux propriétés de quelques objets physiques (chaleur, énergie, lumière), à quelques états mentaux ou à des propriétés de quelques états mentaux. Ensuite, les propriétés des dénotations, de ces états physiques ou psychologiques peuvent enrichir la signification du mot : des aspects des choses peuvent passer à la signification du mot. J'appelle ce passage, cette résonance entre la signification et la référence « le cercle de la signification ».

L'énoncé multivoque, avec ses multiples intentionnalités, nous demande de considérer un objet comme s’il était autre chose, ou deux choses différentes comme si elles étaient une seule. Pour rendre ce dernier acte de vision intellectuelle possible, c’est-à-dire pour arriver à former un sens global cohérent et un référent global cohérent, il faut que les caractéristiques des éléments qui constituent les différentes intentionnalités soient compatibles. Et si maintenant on demande de considérer une chose d'abord sous un aspect puis sous un autre aspect, dans ce cas la condition de compatibilité des éléments composant l'énoncé doit encore être exigée. Si elle est remplie, alors on pourra concevoir un objet cohérent susceptible d'être regardé sous un aspect et ensuite sous un aspect différent. La compatibilité des composants d'un énoncé multivoque contribue à la clarté du sens et à saisir au moins une partie de l'intelligibilité du référent. Au contraire, l'incompatibilité des éléments contribue aux caractéristiques opposées.

La compatibilité des composants d'un énoncé multivoque est un problème ontologique et épistémologique. L'ontologie, par exemple celle inscrite dans nos meilleures théories scientifiques, peut nous aider à distinguer les combinaisons possibles. De son côté, l'épistémologie liée à notre capacité de connaissance, à notre façon humaine de percevoir et de penser, nous aide à comprendre quelles combinaisons sont à la portée de notre intuition. La saisie de l’intelligibilité naturelle exige une collaboration étroite entre la réalité externe au sujet et la réalité interne du sujet.

L'objectif de la science est de présenter un ensemble ordonné d'énoncés univoques qui exposent la nécessité causale avec laquelle se déroulent les processus naturels. Quand on obtient cela, c’est la fin du processus d'explication, l’intellect se repose. Mais normalement nous ne sommes pas encore là, d'où l'emploi d'énoncés multivoques. Ensuite, les énoncés multivoques dotés d'intentionnalités compatibles sont la voie vers l’univocité : un effort supplémentaire permettra de former un sens global et de concevoir un référent enrichi des multiples aspects indiqués par l'énoncé multivoque.

Il y a aussi des énoncés dotés d'intentionnalités incompatibles. Ils sont souvent utilisés pour décrire des événements ou des situations mystérieuses ou énigmatiques, ultimes, inconditionnées et qui nous laissent perplexes. C'est le domaine du mythe ou de la magie. Etant donné que notre langage est fait pour décrire d’une façon appropriée des événements ou des situations finis, conditionnés, naturels, parfois la seule manière de faire allusion à ces situations énigmatiques est de dire à la fois qu'elles sont et qu'elles ne sont pas comme les situations relatives et à notre portée que nous rencontrons d'ordinaire.

Selon un mythe bien connu, Dieu est non physique, pourtant il a créé l'Univers physique comme un artisan (physique) en quelques jours. Le péché est une faute morale individuelle, pourtant il est décrit comme une tache qui peut se propager par contact. On peut dire que la science revient à un âge mythique ou magique si l'on dit, comme on le fait en mécanique quantique, qu'il y a des entités qui se comportent comme des ondes et comme des corpuscules, ce qui revient à penser qu’elles sont dotées de propriétés incompatibles. Cela est incompréhensible et nous tendons à regarder cette hypothèse avec scepticisme car notre sens commun, fonction de notre condition biologique, psychique et culturelle, n’arrive pas à imaginer cela : l'affirmation est intuitivement inintelligible. Il y a aussi la non-séparabilité : deux photons, qui ont interagi ensemble, sont envoyés dans deux directions opposées, et alors dans la plupart des cas (on ne sait pas pourquoi pas toujours) tout se passe comme si le photon reçu d’un côté savait instantanément comment il doit se comporter en fonction du comportement du photon du côté opposé. On pourrait penser que chaque photon emmène avec lui un morceau de la réalité qu’il vient de quitter, que là où on pensait qu’il y a avait deux entités, il n’y a finalement qu’une seule. C’est la description d’un phénomène magique parce que s’il y a une information transmise instantanément, alors on fait disparaître l’espace et le temps. Ce genre de situation est décrite avec des énoncés dotés d'intentionnalités incompatibles.

Malgré la faible apparence de ces énoncés multivoques composés d'intentionnalités incompatibles, il faut reconnaître leur rôle dans le progrès de la connaissance et de la compréhension car ils peuvent être notre seule façon de faire allusion à ces situations incompréhensibles. Les condamner équivaudrait à éliminer des sources possibles d'inspiration. Cela n’est pas négligeable car, après tout, il y a une continuité circulaire entre le mythe, la philosophie et la science. Il ne faut donc pas s’étonner si de temps en temps la science comporte des aspects mythiques.

Les idéalistes en philosophie coupent l’esprit humain de la nature. Ils pensent en conséquence que l’ordre, la raison et l’intelligibilité naturels sont des cadeaux que l’homme fait à la réalité. Pour eux l’adéquation au réel des idées, la valeur cognitive non seulement des métaphores mais également du symbolisme littéral, relève du miracle. Mais comment se fait-il que d’un nombre très élevé, voire infini, de catégories possibles susceptibles d’être inventées pour décrire et comprendre le réel, seul un nombre réduit réussit. Pensez, entre autres, notamment aux catégories d’objet stable ou de substance, de causalité, d’espace et de temps, de qualité et de quantité ; aux idées de continu et de discret, à l’identité et à la différence, à l’un et au multiple.

Bien entendu, tout autre est la vision réaliste du naturalisme intégral, doctrine selon laquelle toutes les strates humaines sont naturelles et non seulement la strate physicochimique. L’ordre, la raison et l’intelligibilité, les catégories qui nous permettent de classer les entités et les processus pour pouvoir vivre, existent d’abord dans la nature pré-humaine et ensuite, de façon dérivée, dans l’intellect. La connaissance n’est rien d’autre que l’expression, plus au moins consciente, de cet ordre, raison et intelligibilité réelles.

La métaphore est un symbole qui synthétise des idées dont les racines sont réelles et objectives, elle est donc instructive. D’après le réalisme naturaliste et intégral, les mécanismes formateurs de l’être humain et qui dirigent son comportement sont les mêmes que ceux qui agissent en dehors de lui. Il s’ensuit qu’il n’y a pas de sens à nier la valeur des analogies dérivées des métaphores et condamner sans appel par exemple les raisonnements anthropomorphiques appliqués aux phénomènes physiques, à la vie biologique et aux comportements des animaux.

La formation de la pensée, d’abord métaphorique, ensuite analogique, allégorique et finalement littérale, est une situation prévisible et garantie, en dernière instance, par le conatus, la cause finale suprême pour l’être vivant : le besoin de continuer à exister et ce de la meilleure façon possible. Si les erreurs induites par nos systèmes de symboles étaient trop grossières, alors notre espèce disparaîtrait : sélection naturelle oblige. La clé pour comprendre l’adéquation de nos métaphores et de la connaissance anthropomorphique à la réalité réside dans la reconnaissance du fait, je reprends la même idée, que l’homme est, lui aussi, un être parfaitement naturel, émergé d’une nature qui lui a préexisté. Étant tous naturels, les êtres sont identiques à la racine, d’où la sympathie entre eux. Cette ressemblance et sympathie entre les êtres sont la garantie finale du bienfondé de la connaissance anthropomorphique, des métaphores, des analogies et de la valeur cognitive des intuitions qu’elles inspirent.