La raison était pour les stoïciens la nature non seulement celle de l’homme, mais celle de l’Univers en général.

(Wilhem Windelband)

Pourquoi examiner aujourd’hui la conception meyersonienne de la raison élaborée au début du 20ème siècle ? Parce que la place actuelle de la raison en philosophie, en science, et plus généralement dans la culture, du moins en Occident, est dévalorisée. En philosophie le relativisme, l’idée selon laquelle la vérité dépend du point de vue de celui qui juge, a gagné du terrain. La société, reflétant cette fois la philosophie, conditionne à penser que la beauté est dans les yeux de celui qui regarde, absence d’objectivité aisément généralisable. En science l’idée s’est imposée que la recherche empirique, essentielle au progrès de la technoscience, est préférable à la raison théorique, présente dans les niveaux les plus élevés des théories. Cette situation s’explique, essentiellement, par le fait que les voies suivies dans la recherche sont celles qui sont financées, et les industries financent les voies rentables parmi lesquelles se trouvent, éminemment, celles, empiriques, de la technoscience. Ainsi, l’absence remarquable de théories satisfaisantes de la raison aujourd’hui nous oblige à chercher de la lumière à d’autres époques.

Traditionnellement, est rationnel ce qui appartient à la raison ou ce qui suit son chemin. Elle a été conçue comme la faculté humaine de bien juger, selon l'expression de Descartes, de discerner le vrai et le faux, le bien et le mal, grâce à l'impulsion d'un sentiment intérieur. Cette façon de considérer la raison est a priori. Mais il semble à Émile Azriel Meyerson (1859-1933), philosophe et chimiste polonais naturalisé français, que la meilleure façon de s’en faire une idée est a posteriori. Cela consiste à apprendre ce qu’est le rationnel à travers l'histoire des théories scientifiques car la science est le produit le plus remarquable de la raison. Et le but de la philosophie est, selon lui, de pénétrer les rouages de la pensée par l'étude de son action dans la science.

La compréhension a posteriori de la raison chez Meyerson ne signifie pas que sa philosophie soit empiriste. Au contraire, il reconnaît l'existence de principes a priori de la science. Cependant, sa façon de procéder diffère de celle de Kant en ce que les principes de l'auteur de la Critique de la raison pure sont des présuppositions, alors que ce que notre philosophe contemporain espère obtenir résultera d'une sorte d'induction qui commence par les données que l'histoire des sciences peut fournir. Ce projet ambitieux n'a pas découragé l'auteur, dont la culture scientifique encyclopédique était célébrée par ses contemporains. Les traces de cette érudition s’accumulent dans ses livres volumineux, remplis d'informations et de citations de scientifiques et de différents philosophes, choisies d’une manière si opportune et si éclairante qu’on a souvent l’impression qu’elles ont été conçues et écrites par la même personne, en l’occurrence par Meyerson. Cette situation renforce l’éloquence et la plausibilité de ses thèses.

La place d’honneur reconnue à la raison par le chimiste-philosophe apparaît comme un hommage lointain notamment à Aristote et aux premiers stoïciens grecs. Je fais allusion à ce que le Stagirite appelait Raison active. Elle est la raison universelle, commune à tous les individus, tandis que pour lui la raison passive est individuelle, elle se développe et disparaît avec les propriétés de chaque personne. Pour les stoïciens, W. Windelband le rappelle dans l’épigraphe du présent essai, la raison était non seulement la nature de l'homme mais, surtout, celle de l'Univers. Meyerson se rapproche d’Aristote et des stoïciens tel Chrysippe en ce que pour l’auteur d’Identité et réalité (1908) l’objectif de la raison est non seulement la description des choses mais, surtout, leur explication et la compréhension de leur nature.

Quand Meyerson réagit face à l’importance exagérée accordée à la description légale des phénomènes il a à l’esprit notamment les propriétés de la doctrine positiviste issue d’Auguste Comte : on y postule qu’en science, en effet, il s’agit de décrire et non d’expliquer, et encore moins, de comprendre. Rappelons qu’expliquer consiste à développer un raisonnement de telle façon que la conclusion, la proposition que l’on cherche à expliquer, suit logiquement des prémisses. L’explication présuppose la vérité, et la vérité présuppose la réalité. La compréhension fait un pas au-delà de l’explication étant donné qu’elle fait appel à notre intuition, à notre appareil psychique. La compréhension exige la sympathie, nous comprenons ce qui est comme nous. C’est pourquoi nous ne comprenons pas tout ce qu’on nous explique.

L’idée maîtresse que Meyerson obtient de l’histoire des science dures - mathématiques, physique, chimie - postule que la raison recherche partout l’identification. L’identité est la propriété, le canevas éternel de notre esprit. «Identifier» signifie, en langage meyersonnien, éliminer le multiple et le divers en le réduisant à l’unité et au même, à un être de raison universel et indifférencié.

L'identité en mathématiques s'exprime, par exemple, dans la déduction capable de reproduire une proposition sous une forme différente, ou dans l'équation. En algèbre, l’identité est la réunion de deux expressions au moyen du signe égal, expressions qui peuvent devenir égales une fois que les valeurs des inconnues ont été déterminées. Cela ne signifie pas que les référents des expressions identifiées soient totalement identiques, mais simplement qu’ils sont identiques sous certains aspects susceptibles d’être spécifiés.

En physique, la recherche d'identité se révèle dans la relation causale à condition que cette relation puisse s’exprimer par un conditionnel généralisé, i.e. par une loi causale. La théorie physique essaie alors de relier l'antécédent au conséquent au moyen d’un lien rationnel, en faisant voir que le conséquent résulte nécessairement de l’antécédent. Il faut bien se rendre compte que l’antécédent et le conséquent sont identiques, sauf en ce qui concerne certaines particularités sans grande importance, ce qui est décidé par la théorie.

Si la cause et l'effet sont identiques, alors le lien qui les unit n'est pas temporaire. Le temps, en tant que facteur de création, disparaît. Un changement dans une entité ou dans un processus est expliqué lorsqu'il est réduit à une série identique. Expliquer c’est déduire. L’intellect comprend quelque chose quand il est capable de le tirer de son propre fond. L'histoire des théories est l'application de la recherche de stabilité dans les différents domaines concernés. Il s’ensuit que la science progresse en gagnant du terrain sur l’irrationnel, sur ce qui a l’air irréductible, sur ce qui paraît non-déductible. En un mot, la science progresse en gagnant du terrain sur ce qui ne vient pas de la raison.

Le temps et le mouvement sont étrangers à l'intellect en tant que concepts explicatifs. Peut-être devraient-ils, en conséquence, être classés avec d'autres concepts négatifs tels que le hasard, l’accident, la contingence, l’immatériel. Des notions avec lesquelles rien de positif ne peut être élaboré. Avec elles la construction d’un système explicatif devient impossible. Dans le pays de Descartes, d’après Meyerson, il reste à l’esprit l’espace, cette entité ambiguë, réelle et intellectuelle, physique et mathématique. Ainsi, l’espace s’érige comme un pont entre la réalité et l’intellect. Dans La Déduction relativiste (1908) il écrit qu’étant donné que le mathématique appartient à la fois à notre raison et à la nature, il n’est pas parfaitement classable dans l’une d’elles exclusivement, mais dans les deux à la fois. Le mathématique est une substance intermédiaire.

Si la meilleure connaissance de la nature est structurée par les catégories mécanicistes, c’est, dirait-t-il, parce que le mécanicisme exploite à fond la mine de l’espace et de la géométrie. Pour expliquer et comprendre quelque chose il faut le fixer dans l’espace, examiner sa structure géométrique, et le matériel non déductible géométriquement n’est autre qu’un résidu irrationnel. La force et la masse en sont des exemples. Feynman s’est amusé en disant que du point de vue de la compréhension il n’y a pas de progrès lorsque nous imaginons que les astres sont tirés par la force de gravitation plutôt que par les anges. Ensuite, ce que l’on appelle masse inerte est un quotient de la force appliquée à un corps par l'accélération que cette force imprime au mouvement de ce corps.

L'intellect dans sa quête d'intelligibilité, c'est-à-dire d'identification, ne se satisfait pas d'une description physico-mathématique des choses car le physique, contrairement au mathématique, résiste à la raison, est d'origine irrationnelle et sera toujours énigmatique. C'est pourquoi l'intellect, qui a fait des grands pas en avant en élaborant la physique mathématique, n'est pas pleinement satisfait et veut acheminer le mathématique jusqu'à ses ultimes conséquences. Cette voie est clairement visible dans la Théorie de la Relativité Générale (TRG). L'explication relativiste de la gravitation postule que la structure géométrique du continuum spatiotemporel modèle, guide et canalise les événements physiques. La gravitation, en tant que force, devient dispensable. De plus, il devient difficile de savoir quand il s'agit d'une question de géométrie physique et quand il s'agit d'une question de géométrie mathématique. Il n'est pas non plus facile d'éviter la confusion lorsqu'il s'agit de l'interprétation physique d'un terme aussi important que la courbure.

En TR, la matière tend à être absorbée par l'espace comme le physique était assimilé à l'extension par Descartes. Il existe toutefois une différence entre Descartes et les relativistes soulignée par Meyerson, différence suggestive de la méthode a posteriori. Alors que Descartes affirme volontiers que la matière est étendue, la res extensa, les relativistes arrivent à cette identification partielle entre matière et espace à contrecœur, sans le vouloir, guidés par la raison identificatrice, par la force de la théorie. C'est pourquoi Einstein et Weyl, entre autres, surpris par cette identification partielle, ont fait des déclarations contradictoires : ils ont conçu la TRG soit comme une philosophie réaliste de la nature, soit comme une déduction a priori et donc idéale. Ils ont commencé avec l'intention de comprendre le monde réel, physique, et ont abouti à un modèle largement mathématique. «C’est une chose extrêmement étrange, dit Feynman, que pour exprimer les lois fondamentales de la physique, nous devions recourir aux mathématiques».

Bien sûr, les positivistes, soucieux de distinguer l'observable de l'inobservable, sont extrêmement mal à l'aise avec l'identification (ou la confusion) selon laquelle la géométrie mathématique équivaut à la géométrie physique. C'est pourquoi ils ont tendance à considérer la TR comme un modèle purement descriptif, un dispositif pour calculer les phénomènes. Carnap a affirmé que le but d’un modèle n'est pas d'expliquer ou de représenter visuellement les phénomènes, mais de les formaliser, et S. Hawking a répété plus tard qu'il est absurde de penser que la réalité est expliquée par le modèle de la cosmologie relativiste étant donné qu’il n'existe aucune expérience permettant de déterminer une telle réalité.

Bon gré mal gré, beaucoup de nos contemporains ont renoncé à expliquer et à comprendre en transformant l'intellect en calculatrice. Et cette calculatrice, rappelons-le, fonctionne de manière extraordinairement précise en mécanique quantique (MQ) où il n’est pas rare d’effectuer des calculs qui s’avèrent exacts à la quinzième décimale. Attendu qu’à cette échelle presque rien ne ressemble au monde sensible dans lequel nous vivons, les phénomènes quantiques résistent à notre intuition et à notre compréhension.

Or, réagissant contre la tendance purement descriptive et transformatrice de l'intellect en calculatrice – calculatrice éminemment utile à la technoscience et à l'industrie qui la finance – Meyerson affirme avoir trouvé dans l'histoire des efforts des scientifiques une constante : la quête pour comprendre la nature. Sur cette dernière observation, et en ce qui me concerne, je ne peux qu’être décidément d’accord avec lui. L'histoire montre que la science a une vocation réaliste car elle présuppose le concept de chose. En plus de contenir des niveaux de signification de base dont les concepts font référence à des objets et à des processus observables, les théories les plus développées contiennent des strates de signification supérieures dont les termes font référence à des inobservables. Ces inobservables sont considérés comme aussi réels, voire plus réels, que les entités perçues (voir par exemple Meyerson, De l’explication dans les sciences, 1921).

Les savants et les penseurs qui prétendent que la science ne se réfère pas à la réalité utilisent, inconsciemment, une métaphysique issue d'un sens commun plus ou moins transformé. Cela dit, la persistance du positivisme, du néopositivisme et de l'expérimentalisme suggère que ces doctrines sont, au moins en partie, enracinées dans la science, ce qui explique pourquoi les arguments anti-positivistes de Meyerson sont, dans ce domaine, moins convaincants qu'il ne le pensait. Le lecteur remarquera que le concept de science est systématiquement ambigu car il recouvre deux tendances : l'une, orientée vers la compréhension, et l'autre orientée vers l'action efficace. Selon les époques et selon le scientifique ou le penseur étudiés, l'une ou l'autre tendance aura été épanouie.

Meyerson était conscient que sa théorie révèle un paradoxe troublant, réel et inéluctable : l'intellect explique en réduisant ou en éliminant ce qu'il voulait expliquer. (La réaction romantique au mécanicisme émane en partie de ce paradoxe, et en partie de l'observation que le mécaniciste ne peut rien dire sur les valeurs). L'idéal d'une déduction totale du monde réel et sensible est inaccessible. Il reste toujours des résidus incompréhensibles. Tout ce qui existe ne se plie pas à la raison. Un pas de plus et nous érigeons la résistance à la raison, et en particulier à la raison mathématique, comme critère de réalité objective. Le qualitatif, les qualités secondes, les sensations, les couleurs, etc. seraient irrationnels. En particulier à l’attention des hegéliens rappelons, au passage, que si ce qui précède était vrai, alors la science démontrerait la fausseté et l'invraisemblance de l'axiome d’Hegel selon lequel tout ce qui est réel est rationnel.

Si Meyerson apprenait l'absence d'une véritable théorie de la raison à notre époque, si on lui disait ce qu'il en est pour le rationalisme critique ou pour les diverses doctrines relativistes qui contestent la valeur de la raison universelle, il serait surpris : qu’est-ce qui a pu se produire de si extraordinaire en quelques années pour arrêter un mouvement presque aussi ancien que l'homme ? Du point de vue de la compréhension, presque rien de remarquable.

Meyerson connaissait bien les fondements théoriques de la TR et de la MQ (voir ses livres La Déduction relativiste, 1925, et Réel et déterminisme dans la mécanique quantique), et on ne simplifie pas outre mesure en reconnaissant que ce qui est nouveau à partir du début du 20ème siècle c'est que l'observation et la technologie ont corroboré de manière très détaillée l'adéquation expérimentale de ces théories si sophistiquées. La TRG est l'un des sommets (ou peut-être le sommet) de l'édifice scientifique. Meyerson dirait qu'Einstein a corrigé ses prédécesseurs comme on corrige une opération erronée, mais qu’ils connaissaient et utilisaient tous les mêmes procédures (celui qui fait une erreur en multipliant une grandeur et celui qui la corrige utilisent les mêmes notions et les mêmes tables). Les prédécesseurs de la physique relativiste n'ont pas identifié ce qui devait l'être. La réduction à l'identique n'était pas bien faite et était de toute façon incomplète. Aujourd'hui les choses vont un peu mieux, mais il y a toujours des éléments rebelles à la déduction, et cette inéquation est le moteur de la science. Meyerson ne voyait pas le passage de Newton à Einstein comme une révolution intellectuelle mais comme un grand pas en avant de l'intellect dans sa marche inexorable vers l'identification.

Le développement de la MQ, science efficace mais qui apporte peu de compréhension sur la nature de la matière, tendrait à montrer, d'une part, que la conception meyersonienne de la science n'est pas la seule, et, d'autre part, que le chimiste-philosophe avait raison de penser que si les constituants ultimes de la matière sont précisément cela, à savoir des éléments matériels irréductibles, alors ils ne sont pas déductibles rationnellement et resteront à jamais des entités irrationnelles et énigmatiques.

Nous voici arrivés à la fin de cette brève dissertation sur la conception meyersonienne de la raison, de l’irrationnel et de la science. Je reviens à l’axiome meyersonien sur la raison et l'irrationnel de Meyerson pour montrer ce qui nous sépare. Il affirme, nous l'avons vu, que lorsque la raison explique, i.e. lorsqu'elle saisit la vérité car «explication fausse» est un oxymore, elle le fait en identifiant la cause et l’effet lors d’une relation causale ; elle le fait en réduisant la diversité et le changement qu'elle essaie d'expliquer, le devenir, la durée, le temps disparaissent. Le paradoxe de cette situation est que s’il a raison au sujet de l'explication dans les sciences naturelles, alors rien ne se passe dans la nature. Et rappelons que, selon lui, l'identité et l'unité n'existent que comme des conditions rationnelles a priori : il n'y a ni identité ni unité dans la diversité naturelle, multiple et changeante. Ensuite – et c'est notre principale différence – dans sa philosophie, la tendance épistémologiquement réaliste de la physique n'est pas fondée sur une métaphysique réaliste. Ma thèse stipule, au contraire, que nous devons aborder l'explication et la compréhension en suivant le chemin inverse, en passant de la métaphysique réaliste à l'épistémologie réaliste (voir, entre autres, ma Théorie de l’intelligibilité, 2e éd. Paris, 1998).

D’après ma métaphysique réaliste, la nature est un réseau compact de causes multiples et variées. Cet ordre causal signifie que le réel est intrinsèquement intelligible, même si, bien entendu, tout n'est pas intelligible pour nous : seul ce qui nous ressemble d'une certaine manière est compréhensible. Pour le reste, nous n'avons aucune intuition, et sans intuition, il n'y a pas de compréhension. Ainsi, concernant, par exemple, l'infiniment petit ou l'infiniment grand, nous ne pouvons avoir aucune connaissance mais seulement des croyances symboliques : on fait confiance ou non à ce qui est stipulé par les systèmes de symboles.

Puisque dans ma métaphysique réaliste l'ordre causal est la raison des choses, la raison existe d'abord dans les choses et ensuite, de manière dérivée, dans l'intellect. En somme, je pense que le fait de suivre le chemin tracé par la métaphysique réaliste est la meilleure façon d’éviter au moins en partie les paradoxes et le scepticisme auxquels ont abouti Meyerson et les mathématiciens et physiciens qui, comme lui, séparent la raison du monde sensible.