On ne s'étonnera pas de la "dés-affection" -en fait, plutôt de la prise de conscience de la « non-affection"- de la majorité des citoyens vis-à-vis de l'Europe. Qui vit naturellement à une échelle européenne? Personne (ou presque) : chacun est de « quelque part ».

L’Union Européenne, espace non-significatif dans le quotidien du citoyen ? On ne l'a fondée ni sur une culture de nature à enraciner son identité, ni sur des signes de reconnaissance, ni sur des réalités 1 qui puissent en tenir lieu. On ne cesse par ailleurs d’en modifier les frontières 2. Comme le faisait déjà remarquer le Président J. Delors : "On ne tombe pas amoureux d'un Grand Marché".

Ces décalages et incohérences multiples expliquent aussi pourquoi la transformation des structures politiques européennes, à tous niveaux, effectuée sur papier, reste souvent balbutiante ou trébuchante dans la réalité 3.

A cela s'ajoute une rigidité ambiante, à la fois structurelle (administrative) et mentale, qui fait que l'on ajoute ou juxtapose de nouvelles structures, sans jamais en supprimer. En résultent des doubles emplois coûteux et une résistance au changement, les individus employés par des structures "historiques" craignant à la fois la perte du sens, du pouvoir, de l'image et de leur emploi. Enfin, force est de constater une inexpérience dans la gestion des limites des territoires et de leur inter pénétrabilité dans une planète devenue village.

Lorsque la force perd son efficacité du fait des progrès technologiques, pour gérer une réalité qui s'échappe, la volonté d'individus égarés ou qui égarent semble rester le seul recours. Ce phénomène qui se produit en Europe Occidentale dans les années’90 deviendra encore plus clair en faisant un détour par l’Europe de l’Est et ses développements suite à la chute du Mur de Berlin. Deux mondes, jusqu’alors formellement séparés de manière étanche, se trouvèrent subitement (en réalité, un peu moins qu’on ne le dit) face à face. En réalité, ils étaient déjà étroitement imbriqués l’un dans l’autre…

L'effondrement de l'empire soviétique nous avait avertis de la nécessité de modifier les choses à temps et du danger d'abolir brutalement les structures, comme l’observait Georges Soros dès 1993: "Dans le système soviétique... la pensée n'était pas autorisée à s'ajuster directement à la réalité, mais devait passer par la médiation du dogme régnant... Mais quand les résultats commencent à s'écarter des attentes, les divergences servent à accélérer le processus (de désintégration) : les défaillances du système deviennent de plus en plus évidentes et sa capacité de résistance au changement s'érode alors que le désir de changement gagne en énergie... A ce stade, la révolution remplace la réforme 4".

En 1989, la chute du Mur de Berlin a fait disparaître les structures des Etats communistes, à un moment où technologies et communications prenaient leur plein essor, dans le sillage d’un mouvement généralisé en Occident d’ouverture des frontières et des libéralisations des années quatre-vingt. Trente ans plus tard, on constate que, si certains Etats d’Europe Centrale (Tchéquie, Hongrie, Pologne), mieux préparés, sont sur la voie pour rejoindre substantiellement l’Europe Occidentale, l’Europe “Orientale” éprouve bien des difficultés à construire des structures étatiques stables et efficaces.

Ainsi, bien que devenus membres de l’Union Européenne, Roumanie et Bulgarie sont encore régulièrement rappelés à l’ordre par la Commission Européenne concernant la criminalité organisée ambiante, une corruption envahissante et des administrations toujours trop faibles pour remédier rapidement à la situation.

Depuis la chute du Mur en effet, profitant tantôt des failles du système législatif existant, tantôt de l’incertitude quant à la validité des lois et des hésitations ou des incapacités à les faire appliquer, les « groupes d’intérêts » y ont progressivement occupé le terrain. Ils ont accumulé des pouvoirs fondés d’une part sur les anciennes relations et réseaux des partis communistes et d’autre part sur l’argent issu de l’ancien système, du commerce des matières premières et des industries “privatisées” dans des conditions peu transparentes.

Cette situation a créé des difficultés qui peuvent aller jusqu’à l’incapacité de l’Etat central, généralement infiltré et placé sous contrôle, de servir l’intérêt public. Avec pour conséquence l’apparition d’une classe très privilégiée qui se partage les ressources, tandis que la majorité de la population dispose à peine des moyens de subsistance. Cette dernière subit, de surcroît, un sort beaucoup moins enviable que sous l’ancien système. Ainsi, en Bulgarie et dans cinq autres Etats d’Europe de l’Est, l’écart des salaires croit encore par rapport à ceux des partenaires européens 5.

A ce stade, on peut concevoir que la société, fragilisée, est mûre pour un retour à l’idéologie. Dans un premier temps, ce sont les ex-communistes (re-baptisés socialistes) qui en ont profité dans nombre d’Etats. Aujourd’hui ce sont de puissants courants d’extrême droite qui travaillent ce même terrain, non sans exclure l’attrait des sectes pour y contribuer. Il s’agit en fait des métamorphoses d’une même réalité, métamorphoses résultant du fait que la population est induite à se tourner vers une structure perçue comme plus apte à la protéger.

Ce processus profite simultanément à ces mêmes groupes d’intérêts qui y voient un instrument pour reprendre en main des rouages de l’Etat et un moyen d’occulter leurs pratiques, polarisant le mécontentement populaire sur les effets de la démocratie et du capitalisme. Parce qu’ils ne représentent que des intérêts privés, agissant sous couvert des intérêts de l’Etat mais non en leur nom, ces groupes se retrouvent confrontés à des intérêts rivaux. Ce faisant, ils produisent une insécurité pour l’ensemble de la société dans les conflits, souvent violents, qu’ils se mènent. Ils renforcent par là même le désir des populations de retrouver la sécurité perdue. Avec pour conséquence un risque de chaos interne qui, pour des raisons multiples, s’étendra rapidement au delà des frontières nationales comme le démontre l’instabilité persistante au cœur des Balkans.

En 1989, l’Europe Occidentale pour sa part, en perdant subitement le Mur auquel elle était adossée et en vertu duquel elle trouvait identité et justification, s’est trouvée déstabilisée. Les rapports de force et priorités, projetés dans un univers brutalement dépourvu de frontières techniques et politiques, s’y sont trouvés bouleversés, ouvrant de nouvelles possibilités à de nouveaux acteurs.

Les conflits qui en ont découlé pour permettre à ces derniers d’occuper le terrain ont progressivement mis en lumière toute une zone de « tolérances » devenue plus visible, sans doute aussi parce qu’en forte croissance. Dans certains de nos Etats démocratiques aux structures stables, cette situation a fait réagir l’Etat de droit. S’est alors développée la confrontation entre le respect de la loi, traduction de l’intérêt commun et les abus des groupements d’intérêts, bien implantés dans le monde politique, qui, dans nombre de pays de l’Union Européenne, emploient tribunaux et médias ces dernières années. Toutefois, le temps passant, là aussi, les succès des autorités publiques se sont révélés plus que mitigés, ouvrant de nouveaux horizons pour ces puissances « non conventionnelles ».

A l’Ouest et à l’Est, le mouvement ne s’est pas développé indépendamment. En réalité, il apparait étroitement imbriqué, non seulement sur base de réseaux qui traversaient le Mur depuis longtemps, mais surtout parce que, confrontés à l’insécurité locale en Europe Orientale, et selon cette stratégie de s’étendre aux terres plus fertiles qu’ils n’ont pas encore brulées, ces groupes ont rapidement perçu l’intérêt de cette zone que leur offrait l’Europe Occidentale, alors encore stable et de sécurité.

C’était en effet à l’Ouest que se trouvaient les débouchés commerciaux pour les matières premières (énergie, minéraux,...), à l’Ouest que l’on pouvait mettre à l’abri les capitaux. A cela s’ajoute que c’est avec l’Ouest structuré que se font les trafics les plus rémunérateurs, s’agissant soit de produits interdits (drogues,...) soit de produits particulièrement règlementés (armes,...). Sans parler des trafics d’être humains qui ont explosé, nourris par de ces différences énormes de revenus et de qualité de vie que plus rien ne séparait.

Avec matières premières et capitaux, ces groupes qui y furent “généreusement” accueillis, ont apporté leurs pratiques, par habitude d’abord, par nécessité aussi, vu l’essentiel de leurs activités mené en marge de la loi. Ils profitèrent encore de cette culture de l’argent roi qui prévalait dans les années’90 en Occident, des Etats endormis et de la tolérance des populations anesthésiées (mais plus pour longtemps) par trente ans de croissance quasi ininterrompue. Toutefois, ce n’est pas là la seule conséquence de la montée en puissance des groupes d’intérêts qui mettent en danger nos sécurités nationales.

Les activités des réseaux ex-communistes recyclés dans le “capitalisme sauvage” démontrent comment, en prenant possession de sociétés privées dans des secteurs stratégiques comme ceux de l’énergie, c’est la politique nationale toute entière, non seulement celle de l’Etat en question, mais aussi celle des Etats voisins pourvu qu’on parvienne à les induire en dépendance, que l’on peut posséder.

Reste alors à se constituer un empire médiatique pour entraîner derrière soi, avec l’idéologie pour instrument, les populations déboussolées et les éléments sont rassemblés pour tenir en main la politique d’un pays. De ce risque d’infiltration suivie de déstabilisation au profit de certains, visible en Europe Orientale, nos sociétés occidentales ne sont pas à l’abri, que ce soit par prise de participation dans des entreprises stratégiques, des institutions financières, par l’introduction de drogues ou le financement de sectes pour briser les consciences et les identités.

En Belgique, au début des années quatre-vingt dix, les tribunaux s’étaient déjà saisis du cas d’un membre du Parlement d’un parti d’extrême droite qui rendait service à des membres de la mafia russe. En 2017, le Parlement lui-même a mené enquête parlementaire concernant les conditions dans lesquelles une loi 6 a été modifiée dans l’urgence avec pour effet d'offrir bénéfice à des membres de cette même mouvance. Cette nouvelle loi les prémunit de casier judiciaire pour ne pas entraver « leurs affaires » dans l’ensemble des Etats de l’Union Européenne. Certains, visés par l’enquête, ont annoncé vouloir introduire plainte en diffamation à l’encontre de membres en personne de la commission parlementaire, faisant fi de l’immunité qui garantit à bon droit le libre exercice de cette fonction.

A ces assauts, le pays au cœur de l’Union Européenne tente, non sans mal, de résister et de maintenir son statut de démocratie. Curieusement au même moment, il voir ressurgir toutes les grandes affaires criminelles enfuies tant bien que mal au fond de ses palais de justice depuis avant la chute du Mur, cancer qui en réalité n’a jamais cessé de le ronger.

Cette politique d’intérêts privés au service de réseaux qu’ils constituent et de ressources qu’ils produisent, a peu de chance d’être compatible sinon à tout le moins de respecter, nos valeurs occidentales, les sociétés qui y fondent leurs racines et celles qui veulent les rejoindre.

De ces mouvements combinés, on doit tirer un double constat pour nos démocraties dont la représentativité se voit ainsi confisquée:

  • d’une part une collusion entre groupes d’intérêts et un monde politique qui se détourne des objectifs démocratiquement identifiés, agissant en dehors des structures destinées à les garantir;
  • de l’autre, un écart croissant de niveau de vie entre ceux qui participent à ces groupes et le reste de la société qui paye le prix de leurs activités.

Voilà deux dimensions qui s’ajoutent aux multiples causes du déficit démocratique qui, curieusement depuis la Chute du Mur de Berlin, semble irrémédiablement affliger l’Union Européenne. Seraient-ce là les véritables motifs de la résistance de ce déficit aux efforts pour le réduire déclarés depuis plus de dix ans par les instances européenne?

Avec pour conséquence un désenchantement, à l’Ouest comme à l’Est, face à un système démocratique accusé de ne plus répondre aux préoccupations des citoyens. Alors que ce sont ces structures qui ne sont plus pratiquées par les hommes qui les “occupent”. D’où aussi l’attrait de ces mouvements idéologiques qui oscillent entre violence et abdication identitaire (avec tous les intermédiaires et combinaisons possibles) parmi lesquels terrorismes, nationalismes, sectes et drogues qui préoccupent tant nos sociétés en Occident ces dernières années.

Références
1 Pas même ce « symbole » de frontières établies, qui sans cesse fluctuent dans les débats qui devraient donner sens aux choses. Lors de la création du "Marché Commun", en ces temps de reconstruction dans un climat de guerre froide, l'économie et la fracture avec l'Est furent sans doute des éléments valables pour fonder un espace significatif pour la population. Ces éléments ont cependant perdu leur actualité dans la conscience populaire à notre époque d'abondance et suite à la chute du Mur de Berlin. En appuyant la construction européenne sur ses valeurs culturelles, l'entreprise eut sans doute assuré davantage sa pérennité, comme Jean Monnet est déclaré l'avoir perçu : "Si j'avais su, j'aurais commencé par la culture".
2 L'UE à vingt-huit comprend la Belgique (BE), la Bulgarie (BG), la République tchèque (CZ), le Danemark (DK), l’Allemagne (DE), la Croatie (CR), l’Estonie (EE), l’Irlande (IE), la Grèce (EL), l’Espagne (ES), la France (FR), l’Italie (IT), Chypre (CY), la Lettonie (LV), la Lituanie (LT), le Luxembourg (LU), la Hongrie (HU), Malte (MT), les Pays-Bas (NL), l’Autriche (AT), la Pologne (PL), le Portugal (PT), la Roumanie (RO), la Slovénie (SL), la Slovaquie (SK), la Finlande (FI), la Suède (SE) et le Royaume-Uni (UK, à présent sortant).
3 Attali J., "1492", Paris, Fayard, 1991, p. 299.
4 Soros G., "Sauver la démocratie à l'Est", Paris, Albin Michel, 1993, p. 64-65.
5 Selon une étude de la Confédération Européenne des Syndicats, depuis 2008 et suite à la crise économique, «L'écart a recommencé à se creuser dans six des onze pays d'Europe de l'Est. La chute la plus forte a eu lieu en Croatie et en Hongrie où les salaires sont passés respectivement de 43% à 37% et de 35% à 28% de la moyenne des quinze pays de l'Ouest», Belga, « L'écart se creuse entre les salaires d'Europe de l'Ouest et de l'Europe de l'Est», cité dans La Libre Belgique, Bruxelles, 30 aout 2017
6 Rapport de la Commission d'Enquête Parlementaire chargée d'enquêter sur les circonstances ayant conduit à l'adoption et l'application de la loi du 14 avril 2011 portant dispositions instituant la « transaction pénale, DOC 54 2179/007, 16 avril 2018.