C’était en 2005, il y a plus de dix ans, au moment des referendum en France et aux Pays Bas sur le Traité établissant une Constitution pour l’Europe. Huit Etats membres avaient déjà ratifié le Traité par voie parlementaire. Avaient dit « oui » la Lituanie, la Hongrie, la Slovénie, l’Italie, la Grèce, la Slovaquie, l’Autriche, l’Allemagne. L’Espagne, grande bénéficiaire à l’époque des transferts financiers communautaires de mémoire d’électeur, avait donné son accord par voie référendaire. Deux Etats fondateurs se sont alors heurtés à un refus.

Le 29 mai 2005, la France a dit « non » avec près de 54,68%. Quelques jours plus tard (1er juin 2005) les Pays Bas1, sans doute plus émancipés après cette première démarche populaire de leurs voisins du Sud, suivaient le mouvement avec 61,54%. Au Parlement néerlandais, les partis favorables au « non », les protestants les plus rigoristes, le parti socialiste et l’extrême droite, représentaient 22 sièges sur 150, tandis que le gouvernement néerlandais ne bénéficiait que de 19% de popularité. En France, ce sont les cadres supérieurs, les bénéficiaires de revenus mensuels de plus de trois mille Euro et les habitants des villes, Paris en particulier 2, qui ont voté majoritairement pour le Traité: « pour renforcer l’Union Européenne face aux autres grandes puissances (Etats-Unis, Chine, Inde) », pour « la poursuite de la construction de l’Europe » et pour que « la France reste forte en Europe ».

Dans les deux pays, le facteur dominant du refus du Traité était l’insécurité, à droite concernant l’immigration (et la perspective de l’adhésion de la Turquie) perçue comme une menace pour l’identité et à gauche concernant l’emploi menacé par le dumping social, les délocalisations et la libéralisation des services publics (directive Bolkenstein 3).

A ce motif, les Pays Bas ajoutaient une dimension culturelle attachée à la laïcité et aux libertés personnelles et une double dimension économique du fait, d’une part, que les Pays Bas sont le premier contributeur net par habitant au budget européen et, de l’autre, qu’ils estiment avoir perdu avec l’Euro les avantages de la force du florin.

L’aveu d’un ancien directeur de la banque centrale néerlandaise selon lequel le florin avait été sous-évalué par rapport au Deutsche Mark lors du passage à l’Euro, confirmant les perceptions des consommateurs concernant la hausse des prix, n’a pas renforcé la confiance de la population dans ses dirigeants. Selon le Directeur d’un des principaux instituts de sondages aux Pays Bas : « plus de 40% des gens estiment que l’Europe va trop vite concernant l’Euro et l’élargissement aux Pays de l’Est puis à la Turquie. Le NON est un signal aux politiques pour dire « Arrêtez-vous et écoutez-nous 4».

En France, les secteurs ci-après se sont prononcés à plus de 60% contre le traité, pour les motifs suivants :
- les habitants des campagnes, désertées faute d’une politique de développement du territoire comme ressource nationale plutôt que comme coût pour des services publics soumis à la concurrence du privé ;
- les ouvriers et les employés des entreprises privées, se sentant victimes d’une part de la concurrence déloyale du travail en noir ou sous payé d’étrangers plus ou moins clandestins et, de l’autre, de délocalisations des entreprises, grandes et moyennes, qui souvent depuis des décennies, faisaient vivre une région entière, dès lors abandonnée sans ressource ;
- les employés des entreprises publiques, se percevant victimes de restructurations suite à la privatisation de services autrefois de monopole public, dans un mouvement qui semblait avoir oublié non seulement la spécificité de l’intérêt général mais aussi le fait que la qualité de la gestion n’est pas le propre du privé au dépens du public (comme l’ont démontré clairement les affaires Enron aux USA, Parmalat en Italie, Crédit Lyonnais en France, Lernaut & Hauspie en Belgique, et autres similaires ailleurs en Europe) mais l’apanage de la qualité (la compétence et l’intégrité) des hommes qui dirigent l’entreprise, quelle qu’en soit la nature ;
- les « professions intermédiaires », parmi lesquelles des patrons de PME, tantôt ayant perdu leur rôle de sous-traitant de grandes entreprises aujourd’hui délocalisées ou en passe de l’être, tantôt éprouvant de plus en plus de difficultés à affronter la concurrence de produits en provenance de l’étranger, légalement ou par contrebande de formes diverses, PME qui, ne disposant pas de la mobilité du grand capital, ne peuvent, dès lors, aussi facilement –ou par attachement à leur environnement d’origine-, se « délocaliser ».

Et de fait, dans une grande majorité des cas, le NON n’est pas un refus de la construction européenne, mais des modalités selon lesquelles elle s’opère et des objectifs qu’elle poursuit : 82% des électeurs du NON estiment que l’Europe ne sera « pas vraiment » ou « pas du tout » affaiblie.

En réalité, une part de plus en plus importante de la population ne voit pas ses préoccupations prises en considération dans les politiques menées. Elle l’a communiqué lors du referendum sur le traité à ses gouvernements, co-auteurs d’une Europe à l’image de leurs politiques nationales. Force est de constater que ces dix dernières années, cet état des choses ne s’est pas amélioré.

Lorsque le rejet se fait spécifique sur l’adhésion future de la Turquie, c’est en réalité un mélange de cette irritation contre un élargissement mené sans consultation, couplée à la crainte de l’Islam portée par le terrorisme islamique et à celles suscitées par les embrasements périodiques des banlieues françaises qui s’expriment de manière détournée. Un rejet qui stigmatise donc un pays, dont la responsabilité individuelle en est d’autant réduite, avec des dommages collatéraux non négligeables comme en produit toute forme de rejet.

A l’époque, l’Etat turc se référait encore à la laïcité de ses institutions. Les dix dernières années l’ont à son tour vu basculer en direction d’un Islam de plus en plus intolérant, non sans provoquer fortes réactions, internes et externes, dont le bilan reste à déterminer. Dans le sillage, la « question kurde » aussi s’est réanimée, nourrie de valeureux combats en Irak contre l’ISIS.

En tout état de cause l’équilibre, de tout temps précaire, est rompu. Il éloigne ce pont qui reliait les valeurs européennes à l’Orient du continent. Dès à présent, et dans le sillage de cette dérive, nos banlieues s’enflamment et les émeutes se portent jusqu’au cœur de l’Europe 5.

Comme l’observait le quotidien conservateur britannique Daily Telegraph « Malgré des médias unis pour le oui, une classe politique totalement monolithique dans son soutien à Bruxelles et une incroyable propagande, les Français ont dit un NON retentissant aux élites européennes qui les gouvernent depuis un demi-siècle ». Le mérite des gouvernements français et néerlandais 6 est d’avoir donné la parole à leurs populations, parole qui avait été refusée concernant l’élargissement. Ce dernier était dès lors subrepticement arrivé au centre du débat.

Près de 70% des Français sont allés voter –62% aux Pays Bas- et ceux qui n’y sont pas allés se sont abstenus soit parce qu’ils éprouvaient des difficultés à choisir (35%), soit parce qu’ils éprouvaient des difficultés à comprendre le traité, positions d’une grande maturité. Seuls 11% des abstentions sont dus à une absence d’intérêt.

Les commentateurs sont nombreux à s’accorder sur le fait que le NON des Français au referendum, c’est aussi une défaite de la propagande et une victoire de l’éducation et de l’intelligence. Parce qu’ils ont observé. Parce qu’ils ont analysé. Parce qu’ils ont débattu. Et parce qu’ils ont eu le courage de décider sur cette base, plutôt que de suivre aveuglement ceux qui ne les convainquaient plus.

Ce taux des positions de refus au traité appelé à gérer l’Union Européenne est sans doute, en réalité, plus élevé, en substance, que le nombre des votes qui l’expriment. Comme l’indique le taux des NON néerlandais (61,6%), qui n’ont plus dû affronter la responsabilité d’être les premiers. Et comme le laissent percevoir ceux qui, en FRANCE, ont hésité jusqu’au dernier moment, parmi lesquels, outre les 18-24 ans et les employés, les sympathisants du parti socialiste obligés de « décider seuls » puisque leur parti était divisé sur la question. Car il a fallu braver les discours, les anathèmes, les menaces, les proclamations du caractère irrémédiable de ce texte, comme si cela avait du sens d’appeler à un referendum si la seule alternative à l’approbation était … l’approbation.

Il était dès lors souhaitable qu’un parti « traditionnel » comme le parti socialiste français ait pu, pour partie, rencontrer les aspirations des tenants du NON. A défaut, en effet, 55% au moins de la population française se serait retrouvée parmi ceux que l’on qualifie « d’extrémistes », de gauche ou de droite.

C’est en effet encore un mérite de ces referendum que d’avoir permis à la critique intellectuelle d’un mode d’ouverture libérale dont on est en voie de perdre le contrôle, de ne plus se voir automatiquement taxée d’ « extrémiste » ou de « no global », comme si l’on taxait de « darwinistes» tous ceux qui défendent le libéralisme de marché.

En 2008, c’est au tour du Traité de Lisbonne de se voir, après ratification par 18 pays (La Hongrie, la Slovénie, Malte, la Roumanie, la France, la Bulgarie, la Pologne, l'Autriche, la Slovaquie, le Portugal, l'Allemagne, le Danemark, la Lituanie, la Lettonie, le Luxembourg, la Finlande, l'Estonie et la Grèce), rejeté par l’Irlande 7 … le seul pays qui a eu le courage (en réalité, la Constitution l’y obligeait) d’organiser une ratification par referendum.

Symbole de la réussite européenne, l'Irlande était devenue, 35 ans près son adhésion, le pays le plus riche (derrière le Luxembourg) de l'Union Européenne en termes de PIB par habitant (+ 10% par rapport à la moyenne). Mais, en dépit d'une économie dynamique, d'un faible taux de chômage et de finances publiques en bon état, les Irlandais sont inquiets.

Une majorité des électeurs (53,4%) se sont prononcés contre le texte européen, tandis que 46,6% disaient "oui" à sa ratification. Contrairement à la France et aux Pays Bas, deux ans plus tôt, une grande partie des Irlandais ont préféré ne pas se prononcer sur la question qui leur était posée : près d'un électeur sur deux (46,9%) ne s'est pas rendu aux urnes.

A noter que la comparaison des referendums français et irlandais met en évidence l’hétérogénéité des préférences nationales, notamment l'opposition des demandes hexagonales en faveur de l'harmonisation fiscale et la volonté irlandaise de maintenir intacte la souveraineté fiscale du pays.

Toutefois, ce qui est particulièrement significatif, c’est que trois ans plus tard, comme en France, la répartition des votes sur l'ensemble du territoire irlandais montre que les électeurs vivant dans les campagnes ont plutôt voté "non" quand les urbains se prononçaient davantage pour le "oui". Dublin est coupée en deux: le "non" règne à Northside, le quartier le plus pauvre, tandis que le "oui" est majoritaire à Southside, habité par les classes moyennes et supérieures. Les catégories socioprofessionnelles moyennes et aisées auraient plus souvent voté "oui" 8.

En Irlande, tous les partis politiques sauf un s'étaient pourtant prononcés pour le «oui», confirmation de la cassure de plus en plus profonde entre la classe politique et les opinions publiques. Declan Ganley, président de Rivada Networks, homme d'affaires millionnaire fondateur de l'organisation Libertas militant pour le rejet du Traité, déclarait ainsi que le 12 juin "est une grande et belle journée pour tout Irlandais et tout Européen. C'est un grand jour pour la démocratie. C'est la troisième fois que le même message est envoyé par plusieurs millions de citoyens européens à une élite à Bruxelles non élue et qui n'a pas de comptes à rendre 9".

… Un pas en avant pour la liberté de pensée et la liberté d’expression, soumises ces dernières années à l’intimidation du discours dominant. Car, depuis ce rapport sur l’information et la communication de 1993, bien peu, dans nos gouvernements européens, semble avoir changé. Un pas qui aurait cependant du permettre de développer un dialogue et d’éviter de stériles, sinon violentes, confrontations. Ce ne fut pas le cas, et dix ans plus tard, l’Union Européenne se retrouve confrontée à la BREXIT.

En réalité, ce n’est pas sur la nécessité d’une unification européenne en tant que telle mais sur l’élargissement exprimé dans ses modalités et leurs conséquences en terme d’immigration et de pression sur les revenus et la qualité de vie, qu’a porté la majorité des NON au traité, en France et aux Pays Bas en 2005, en 2008 en Irlande et en 2016 au Royaume Unis. Leurs populations, citoyens européens oubliés de leurs dirigeants, ont ainsi manifesté leur opinion.

Car si la population européenne rechigne à l’élargissement de l'Union Européenne, c’est d'abord parce que cet « espace européen » n’est pas devenu son territoire, ne fait pas partie de son "espace significatif d'échanges". Distorsion de la réalité, écart de perception entre la population et les gouvernements ? Pour mémoire : "Quand les résultats commencent à s'écarter des attentes... les défaillances du système deviennent de plus en plus évidentes et la capacité de résistance de ce dernier au changement s'érode, alors que le désir de changement gagne en énergie... A ce stade, la révolution remplace la réforme 10".

C’est là le risque qu’ont pris les dirigeants de l’Europe lorsqu’ils ont continué à ignorer le message de populations qu’ils ont le mérite d’avoir consulté, et qui ont le mérite de s’être informées, d’avoir débattu, puis d’avoir eu le courage de décider.

Il n’est plus l’heure d’ignorer les questions posées, d’y répondre par des artifices, ni de discréditer l’adversaire 11, a fortiori plus l’heure de tenter de le déstabiliser par des infiltrations « pseudo-terroristes » qu’on voudrait croire d’un autre temps.

Car si, en démocratie, il est souhaitable que l'individu dessine l'espace et les structures pour le gérer, il convient, dans un même mouvement, que la réalité soit dûment prise en compte, sous peine, au mieux, de paralyser la gestion et, au pire, de provoquer des confrontations entre réels mis en présence. « Arretons de jouer avec le feu, refondons l’Europe » (Thomas Piketty) 12.

Ce chapître a été partiellement publié en italien dans la revue, Quaderni di Futurible, L’Europa in Bilico, ISIG, Gorizia, n°9, 2006.

Notes
1 Les Pays Bas étaient alors second dans l’UE, après la Suède, sur l’échelle de développement humain ; ils étaient par contre 4ème dans l’UE, après la France (1ère), la Suède et le Danemark, pour le nombre d’immigrés par habitant.
2 Pour les Pays Bas, si Amsterdam, avec 55% de votes négatifs, se situait en dessous de la moyenne nationale, Rotterdam, ville à densité d’immigrés extrêmement forte, la dépassait avec 65%.
3 Le 13 janvier 2004, la Commission Européenne approuvait la proposition de directive relative aux services dans le marché intérieur présentée par le commissaire Fritz Bolkestein, qui prévoit des mesures concrètes destinées à éliminer les obstacles qui persistent, notamment les obligations liées à l'établissement des sociétés de services des autres États membres et celles liées à l'accès transnational à l'exercice d'activités de services. La directive (no 2006/123/CE) a été adoptée le 12 décembre 2006, et elle est parue au JOUE du 27 décembre 2006.
4 Cité dans « Après le non, le nee », ds Le Soir, Bruxelles, 2/6/05.
5 « Quatre blessés et une quarantaine d'arrestations après une soirée de tensions à Anvers», Bruxelles, Belga, 29/10/17 ; “14 personnes dont 8 mineurs arrêtées suite aux deux soirées d'émeutes à Bruxelles”, La Libre Belgique, Bruxelles, 21/11/17. « Gilets jaunes » : à Paris, des cortèges émaillés de quelques heurts avec la police, Boulevard Saint-Germain, des voitures, des scooters et du mobilier urbain ont été vandalisés et incendiés. La tension montait à la tombée de la nuit sur l’avenue des Champs-Elysées”, Le Monde avec AFP, 05 janvier 2019.
6 Même si, aux Pays Bas, débats et propagande prirent moins d’ampleur. Les plus ‘europhiles’ avouaient leur ignorance, comme cette personne ayant longtemps travaillé pour les missions humanitaires de l’UE : «J’ai le sentiment que tout s’est passé dans notre dos : que ce soit la Convention ou les discussions entre Etats, les médias n’en n’ont presque pas parlé »...
7 L’Irlande avait déjà rejeté le traité de Nice lors d'un premier referendum, le 7 juin 2001, comme le Danemark avait rejeté celui de Maastricht, situations qui avaient donné lieu à des clauses d’opting out et au développement de « l’Europe à géométrie variable ». L’Irlande a rejeté le Traité de Lisbonne le 12 juin 2008. Le 8 juillet 2009 le gouvernement irlandais a alors soumis à referendum un projet de loi destiné à amender la Constitution de l'Irlande de nature à pouvoir ratifier le Traité de Lisbonne.
8 Ceux qui ont voté « non » rassemblent, outre une majorité d’ouvriers, des adversaires de l'avortement, antilibéraux, agriculteurs, ceux qui restent persuadés que l'Irlande sera obligée d'adhérer à l'OTAN si le Traité de Lisbonne est ratifié, ceux qui craignent une harmonisation fiscale européenne (l'Irlande protège sa taxe sur les entreprises qui a joué un rôle important dans son décollage économique et qui, à 12,5%, est l'une des plus faibles de l'UE), etc.
9 Source: The Irish Times, Dublin, passim.
10 Soros G., Sauver la démocratie à l'Est, Paris, Albin Michel, 1993, p. 64-65.
11 Les avertissements adressés aux gouvernements de l’Union Européenne par Amnesty International le 31/5/05 concernant les législations mises en place dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ne sont, à cet égard, pas à ignorer : l’ONG « appelle les Etats Membres de l’UE à ne pas détourner l’usage de ces législations pour réprimer les protestations et oppositions légitimes».
12Thomas PIKETTY tire la Sonnette d’Alarme : Arretons de jouer avec le Feu, Refondons l’Europe», Le Vif, 28/1/2019.