Pourquoi la clause sociale a-elle été systématiquement refusée par nos gouvernements européens1, alors qu’il était encore temps de, simultanément, protéger nos marchés et promouvoir les droits sociaux dans le monde, facteur indispensable au développement ?

Et pourquoi, simultanément pendant toute la dernière décennie, des chinois sont-ils entrés et se sont-ils établis par milliers en Europe, alors que formellement la politique officielle des visas ne leur en donnait pas autorisation ? Pourquoi des ambassadeurs connus pour avoir délivré illégalement des visas dans les années ’90 à des travailleurs clandestins et des criminels d’Europe de l’Est, ont-ils ensuite été nommés en Chine ? Et comment se fait-il qu’en Europe, « les chinois ne meurent jamais » ? Et si, au contraire, quelqu’un avait pensé à tout cela mais avait fait semblant de n’en rien savoir ? Serait-ce, par hasard, pour ce motif que lorsqu’en 1993, ces questions de politique commerciale avaient été soumises aux autorités nationales d’un pays de l’Union Européenne, elles avaient reçu pour réponse : « Ce travail est inutile : il faut naviguer à vue » ? Pendant ces dix dernières années, tous les européens n’ont pas perdu en niveau et qualité de vie. Et certains d’entre eux sont devenus considérablement plus riches. Pendant que d’autres perdaient chaque année un peu de pouvoir d’achat, grâce à une inflation officielle décrétée plutôt que mesurée.

On pourra s’affronter sans fin sur les conclusions de cette analyse et les données sont trop vastes pour pouvoir formellement les établir. Il faudra sans doute des décennies, sinon des siècles, il faudra que des historiens, avec le recul nécessaire, portent le regard neutre de la science, pour connaître, pour entrevoir la vérité à ces sujets.

Car les intérêts, qui sont aussi ceux, criminels, décrits par Roberto Saviano dans son ouvrage Gomore2, sont aussi trop importants pour que les « groupes d’intérêts » qui, on le constate sévissent aussi en Occident, n’utilisent pas tous moyens pour jeter le flou et le discrédit contre tout ce qui les dévoile ou les met en cause.

En tout état de cause, le coût de la crise économique qui envahit tous les secteurs dépasse largement les quelques euros économisés par nos populations grâce à ces libéralisations sans contrôle et sans frontière.

D’autant que les multinationales productrices et importatrices accaparent la plus grande part des bénéfices produits par ces délocalisations gigantesques de la production.

Curieusement, avant d’accepter le pays à l’OMC, personne ne semble avoir cherché à imposer à la Chine de développer d’abord son marché intérieur pour en rapprocher les conditions du nôtre. Cela aurait permis à nos produits de voir s’ouvrir un marché colossal suite à une demande accrue, de promouvoir le respect des droits syndicaux et sociaux là-bas, plutôt que de contraindre à leur violation de plus en plus fréquente chez nous, par des entreprises qui peuvent faire valoir un excellent prétexte : si elles ne restreignent pas leurs coûts internes, c’est l’emploi de toute une région qui risquera de disparaître… Si des droits sociaux avaient été imposés à la Chine, nos entreprises n’auraient pu proférer, en Occident, de telles menaces à l’encontre de leurs ouvriers…

Les dégâts à nos économies sont connus. Et - hasard du destin ? - dans les régions les plus frappées par les délocalisations et l’emploi des clandestins, les ouvriers autrefois communistes votent à présent pour les partis nationalistes proches de l’extrême-droite3.

L’attitude des gouvernements occidentaux à propos des jeux olympiques de Pékin suite à la crise politique au Tibet démontrait de plus (c’était déjà le cas pour l’Amérique latine dans les années ’80) que l’économie de marché est impuissante à promouvoir la démocratie, contrairement au crédo maintenu envers et contre tous ces dernières décennies pour couvrir d’un voile éthique des décisions qui, aujourd’hui, se révèlent profiter davantage à certains qu’aux citoyens abusés.

A l’occasion du XIXe congrès du Parti Communiste Chinois en octobre 2017, le Président Xi Jinping établissait pour stratégie de tirer parti du dynamisme des investisseurs privés tout en maintenant la prédominance du Parti Communiste.

Depuis des décennies, les produits chinois sont, en réalité, produits dans un marché clos. Ne serait-ce que du fait de ses dimensions colossales qui invitent à maintenir l’autarcie, scandée au rythme de la volonté politique des autorités. Une telle situation rend difficile sinon impossible tout étalon de mesure pour établir des parités de valeur économique avec nos productions européennes, d’où ces restrictions périodiques à l’importation dans la Communauté Européenne.

Comment, en effet, comparer le prix du pain, du riz, du coton et de leurs transformations, en Chine et à Paris ? Les modes de production, de consommation, d’accès aux produits, les revenus disponibles et leurs sources, la valeur relative de la monnaie et son usage sont à ce point divers qu’aucune « libre concurrence », « à parité de conditions » ne peut exister entre ces deux marchés. Depuis quarante ans, les économistes ont commencé à comprendre les échecs du marché « avec ses bulles, boom, ondes de paniques et récessions », comme l’observe le prix Nobel de la paix J. Stiglitz4.

Les monnaies respectives expriment un pouvoir d’achat relatif dans chacun des deux systèmes. Non seulement elles déterminent la valeur des biens dans deux systèmes culturellement différents, mais, contrairement au rapport Dollar-Euro, elles sont chacune auto-référentielle. Car les gouvernements qui ont accepté l’adhésion de la Chine à l’OMC ont accepté que l’une fluctue au gré du marché international, sur lequel la Chine pèse massivement, tandis que l’autre reste fixée, politiquement, par le pouvoir chinois. L’un est libre et l’autre contrôlé. Ils sont dès lors sans mutuelles interactions ou pire, l’un est influencé par le second tandis que le second ne l’est en rien par le premier, au détriment de l’Europe en l’espèce.

Mettre en contact sur le marché international ces deux systèmes comme instruments de « mesures » pour ce qui concerne les échanges est arbitraire et n’a, dès lors, au sens premier du terme, aucun « sens ». En conséquence, il s’agit de décisions qui n’ont plus rien d’économiques, mais qui sont devenues pleinement politiques. Cette situation est toutefois masquée à nos démocraties.

On ne pourrait dès lors qu’inviter les autorités occidentales à répondre aux invitations chinoises, auxquelles les BRICS ont emboité le pas, à négocier une nouvelle organisation des rapports monétaires et financiers mondiaux. Ces derniers en effet, en l’état, circulent en roue libre sans que personne en Occident ne semble encore capable d’en récupérer le contrôle.

La Chine, pendant ce temps, inscrit dans son droit interne qu’une société « doit, outre respecter la loi et les réglementations administratives, observer la morale sociale et l’éthique des affaires, agir de bonne foi, accepter la supervision du gouvernement et du public, et assumer ses propres responsabilités sociales5 ». La lutte contre la corruption voulue par le Président Xi Jinping ces dernières années poursuit le double objectif de crédibiliser le pouvoir aux yeux de la population et d’éviter toute ingérence extérieure dans les politiques de l’Etat… Sur la scène mondiale, on ne peut pas reprocher à un gouvernement d’être intelligent... Quant aux citoyens chinois, il leur faudra encore faire preuve de courage pour faire évoluer en leur faveur leurs conditions de vie.

Comme il faudrait du courage aux citoyens européens pour se faire entendre de leurs gouvernements. Or, depuis une vingtaine d’années, les syndicats en Europe déclarent éprouver de plus en plus de difficulté à mobiliser leurs adhérents… tandis que les adhérents reprochent aux syndicats leur timidité excessive face aux gouvernements…

Les déficits démocratiques trouveraient-ils aussi place dans le monde syndical ? Les affaires de corruption identifiées au sein de syndicats laissent entrevoir la possibilité de liaisons incestueuses sur fond de chantages. Dans la principale affaire belge, le principal inculpé est - opportunément pour certains ? - mort, et les enquêtes éteintes de ce fait ne pourront donc examiner les replis de la situation. Sans enquêtes approfondies, aucune garantie qu’un système perverti ne dispose pas des moyens nécessaires pour se reproduire.

Une fois de plus, la responsabilité de la clarté retombe donc sur les épaules des simples citoyens, simples et éventuels témoins, avec tous les risques qui accompagnent un rôle que l’establishment refuse - curieusement ? - de protéger.

Pendant ce temps, c’est à peine si les chiffres de nos économies s’obscurcissent. Cette année encore, l’Union Européenne hésite encore entre la croissance et la récession. Mais depuis que l’écart entre riches et pauvres se creuse, exponentiellement ces vingt dernières années, la croissance du PIB ne mesure pas la croissance des revenus de la majorité des citoyens, a fortiori de l’ensemble de la population. En effet, « La disparité des revenus aux Etats-Unis rejoint des niveaux inconnus depuis les années’20… les riches et les très riches d’Amérique sont occupé à dévorer la plus grande part du gâteau6 ». La situation en Europe s’en rapproche inexorablement.

En février 2017, le refus de la Région Wallonne (Belgique) de ratifier le CETA, traité commercial entre l’Union Européenne et le Canada signé fin 2016, a mis pendant quelques semaines ces enjeux au cœur du débat public. Jamais les traités commerciaux n’avaient fait l’objet de débats démocratiques devant l’opinion publique pour se clôturer « en conséquence » devant les Parlements élus7. Tout au plus ils avaient donné lieu à quelques manifestations bruyantes, et parfois violentes, dans les rues de Bruxelles, de catégories professionnelles bien organisées qui ont su, sinon à tout le moins tenté, de défendre leurs intérêts.

Selon le Ministre Président de la Région Wallonne « le principal acquis, c’est un amendement, juridiquement contraignant, qui permet d'éviter qu'une autorité publique soit condamnée à payer des indemnités pour sa législation sur le travail ou sa législation sur l'environnement. Cela signifiait qu'une grande multinationale pouvait attaquer un Etat devant une "cour d’arbitrage" privée ». La Belgique a aussi saisi la Cour de Justice de l'Union Européenne pour demander de vérifier la conformité du CETA avec le droit Européen : « Ce qui peut poser question à la Cour - dit-il - c’est le fait qu’à l’avenir, si on laisse s’installer des juridictions qui n’ont pas le même degré de garantie juridictionnelle que la Cour elle-même, on aura autour de la même règle de droit européen deux interprétations différentes ».

Compte tenu de toutes ces interrogations, il est certain que la ratification du CETA n’est pas pour demain. La procédure pourrait prendre 8 à 9 ans... mais une bonne partie du CETA (hormis le chapitre sur le règlement des litiges entre Etats et entreprises) serait déjà entrée en vigueur, alors que le texte définitif doit encore être ratifié par les 38 parlements régionaux ou nationaux de l'Union Européenne... Entre temps, l’offensive en Belgique, au cœur de l’Union Européenne, s’est portée devant un autre théâtre. En octobre 2017, le gouvernement belge se prononçait pour l’institution d’une juridiction anglophone à Bruxelles, le Brussels International Business Court, qui serait financée par un fonds chapeauté par le Ministère belge (?) de la Justice et alimenté par les frais de justice réclamés aux parties. Cette juridiction rendrait des décisions, non susceptibles d’appel (?), dans des litiges à dimension internationale opposant des entreprises de toutes nationalités, à la faveur d’une procédure accélérée. De nombreux conseillers de la Cour d’appel ont envoyé une lettre ouverte au Ministre de la Justice. Les signataires d’une lettre ouverte observent que ce projet affecte au premier plan la cour. Il prévoit, en effet, que la BIBC sera partiellement composée de juges de carrière “prêtés” par les cours et tribunaux issus de tout le pays et se doublera d’un emprunt de greffiers et des installations du greffe, entraînant par-là une désorganisation des audiences et des retards dans le traitement des affaires. Les magistrats déclarent que « voir l’Etat développer une nouvelle juridiction dans un but affiché de politique économique est inquiétant » parce qu’il « contraste de manière éclatante avec les restrictions budgétaires strictes qui sont imposées depuis des années aux cours et tribunaux » et présentent « un risque sérieux de rupture d’égalité entre ceux qui fréquenteront la BIBC et les justiciables “moyens” ». Les signataires de la note rappellent notamment qu’à la cour d’appel de Bruxelles, en matière civile, il y a depuis des années un stock en attente de presque 12.000 dossiers. Il n’est pas inhabituel, disent-ils, que les justiciables doivent attendre quatre à cinq ans entre l’introduction de l’appel et l’arrêt définitif. En matière pénale, la situation est aussi alarmante et la cour doit souvent constater la prescription ou le dépassement du délai raisonnable. Les signataires constatent encore que le mode de désignation au sein de la BIBC d’un nouveau type de juges consulaires court-circuite le Conseil Supérieur de la Justice qui a reçu pouvoir de nomination. On peut craindre le retour des nominations politiques car les juges seront agréés sur des listes tenues par le ministre de la justice. « On peut également se demander si la conception-même de la future BIBC n’est pas de nature à remettre en cause l’équilibre entre les pouvoirs prévu par la Constitution », disent les conseillers, qui se demandent si le législateur ne va pas créer une juridiction d’exception, ce que la Constitution lui interdit8.

Il faut espérer que les débats qui semblent à présent s’ouvrir non seulement arrivent jusqu’aux citoyens mais que les rapports de force en présence permettent que décisions soient prises selon des procédures effectivement démocratiques, en conformité avec les intérêts de la majorité. A la lumière de ce qui précède, force est de constater que ce n’est encore toujours pas le cas.

1 « L’absence d’un contrat social réglementé au niveau international et d’une législation fiable de nature à établir le minimum salarial et les contributions des employés est un facteur déterminant pour la réduction de la force contractuelle de la main d’œuvre occidentale », in Napoleoni L., L’economia canaglia, Il Saggiatore, Milano, 2008, p. 41.
2 Saviano R., Gomorra, Mondadori, Milan, 2008
3 C’est notamment le cas en Italie du Nord, où, lors des élections anticipées d’avril 2008, les partis de gauche et d’extrême-gauche se sont effondrés au profit de la Ligue du Nord.
4 Stiglitz J., ibid., passim.
5 Article 5 de la loi chinoise sur les sociétés, approuvée en 1993 et promulguée, après révision le 1er janvier 2006, cité dans Rossi G., Il mercato d’azzardo, Adelphi, Milano, 2008, p. 87-88.
6 Napoleoni, ibid., p.53.
7 « Il y a un an, les wallons s’enflammaient pour le CETA, le traité commercial entre l’Union Européenne et le Canada. Paul Magnette, alors ministre-président wallon se saisit de l'occasion pour apparaitre comme le héraut des mouvements citoyens mobilisés de longue date contre la conclusion de ces accords commerciaux, et le "petit" Parlement wallon de bloquer un accord européen. De quoi faire parler de lui aux quatre coins du monde », dans Le CETA sera-t-il un jour ratifié ?, RTBF, Bruxelles, 13/10/17.
8 Matgen J.-C., De nombreux conseillers de la cour d'appel hostiles à la version retenue pour le tribunal anglophone, dans La Libre Belgique, Bruxelles, 1/12/17.