La monnaie européenne a suivi la course du dollar vers une fiction politique de plus en plus déconnectée de tous indicateurs économiques. Le navire navigue. On ne sait comment. On ne sait où il va. On ne sait qui se trouve à la barre. On espère seulement qu’il ne va pas ainsi à la dérive. Personne ne sait. Parce que l’Occident a perdu le contrôle.

Contrairement à ce qu’on a pu prétendre, ce ne sont pas les liquidités qui manquent aux marchés financiers, mais la volonté de les mettre à disposition des banques et autres institutions financières pour faire face à leurs investissements fautifs. Des investissements qui défiaient toutes les lois de l’économie de marché, sans transparence, effectués par collusions incestueuses d’intérêts.

Qu’importe si ceux pour qui l’argent n’est pas un jeu de Monopoly mais une nécessité vitale, se voient pénalisés dans ces manœuvres qu’ils subissent, abandonnés par ceux qui leur ont demandé leur voix pour les représenter dans ce jeu trop grand pour eux.

Il est vrai aussi que la quasi-totalité des membres des banques centrales et de la BCE1, qui par ailleurs ont vocation de garantir l’indépendance des banques centrales par rapport aux gouvernements, ne sont plus issus des grandes administrations publiques porteuses de la tradition de service public des grands « commis de l’Etat ». Ils sont issus du monde de la finance privée, où ils ont gardé non seulement des amis mais, nécessairement aussi, directement ou indirectement, des capitaux et des intérêts.

Depuis bientôt dix ans, la Banque Centrale Européenne et la Federal Reserve injectent des liquidités sur le marché pour répondre à la demande des institutions financières « à court de liquidités ».

Eté 2008, la Russie récupérait des territoires en Géorgie, et signalait par la même occasion que si l’Europe dispose d’énergie à suffisance, c’est uniquement parce que la Russie le veut bien. Il ne s’est trouvé que les Etats-Unis pour faire prendre au sérieux l’intervention polie de l’Union Européenne, sans aucune garantie que les exigences substantielles de notre continent se voient jamais rencontrées en substance d’ailleurs.

En 2014, la Russie s’aventurait alors jusqu’en Crimée, non sans écoper de sanctions dont l’exportation des Etats de l’Union Européenne reçoit le contre-coup. Et lorsque la Russie demandera Paris ou Rome en échange de ses fournitures de gaz et de pétrole, que feront les Européens2 ?

Que se passera-t-il lorsqu’après avoir cédé la totalité de son secteur textile à l’Orient, au nom des libéralisations prétendument reines de l’efficacité des marchés, ce dernier restreindra les investissements étrangers sur son territoire et décuplera le prix de ses textiles exportés ? L’Europe déclarera-t-elle la guerre à la Chine pour rétablir un équilibre des marchés favorables à ses citoyens ? Elle s’est déjà montrée incapable d’une position cohérente et commune sur les jeux olympiques de Pékin suite à la crise népalaise et, n’était l’opposition de la France à l’OMC à Genève (juillet 2008), était prête à céder sur presque tout sans rien obtenir des chinois, ni réévaluation de leur monnaie, ni ouverture de leurs marchés pour les produits industriels européens. … Face aux fourmis nouvellement industrieuses, l’Europe ne cesse de faire la cigale.

Dans ce contexte, les discours de 2008 qui invoquaient la modération salariale comme remède aux pressions inflationnistes étaient intellectuellement malhonnêtes. D’abord parce que ce n’étaient pas les salaires qui faisaient augmenter l’inflation mais les coûts extérieurs (énergie, alimentation). Ensuite parce que l’index des prix, ne reflète pas l’inflation effective. Ainsi, en Belgique, comme déjà exposé précédemment, « l’indexation s’opère désormais non plus sur la base de la hausse générale et indifférenciée des prix, mais au départ d’un « index-santé » vidé de ses éléments les plus inflationnistes, à commencer par l’énergie3 ».

« La troisième malhonnêteté, quant à elle, bien plus scandaleuse encore, participe davantage du mensonge par omission … parce qu’elle tend à laisser croire, par le silence, que seuls les salaires pèseraient sur la hausse des prix. Tandis que le coût des matières premières et des énergies ainsi que les charges en capital –singulièrement les marges bénéficiaires et autres dépenses publicitaires- seraient sans effet direct sur la formation des prix … qui restent livrés à l’anarchie mondiale des marchés et aux spéculations des multinationales, au motif que la fameuse « main invisible » de la concurrence serait censée en assurer la police.

La quatrième tromperie est plus sournoise encore, au point que les spécialistes de l’ingénierie marchande l’appellent désormais l’inflation « masquée », (la substitution des produits de base par de nouveaux produits, plus chers4). …

La vérité, c’est que, face à la dictature mondiale de la finance5 et au désarmement subséquent de la démocratie et du politique, le prix du travail reste aujourd’hui, … la seule variable sous contrôle.… Faut-il donc que l’opinion publique et le débat démocratique soient à ce point anesthésiées, qu’ils ne semblent même plus s’en rendre compte ?6 ».

Il est clair que ce qui manque, c’est une explication complète et honnête des stratégies. Il a fallu chercher pour identifier les quelques rares articles qui mettent les astuces et pièges tendus au citoyen en évidence. Et curieusement, ce n’est que chez les économistes moins accessibles au grand public qu’on trouve l’ébauche de ces critiques fondamentales.

« On commence seulement en « haut lieu » à s’inquiéter des effets d’entraînement des scandaleuses rémunérations, ponts d’or, parachutes dorés et autres stocks options du grand patronat. Tous prélèvements qui, grevant aussi le prix de revient, obèrent pourtant la stabilité générale des prix7 ». Giorgio Ruffolo, économiste et ex parlementaire socialiste italien, dans Le Capitalisme a les Siècles Comptés8 observait que « les politiques tendent à perdre le contrôle de l’économie. Et cette dernière devient une sorte d’entité autonome, un instrument de bandits entre les mains de nouveaux acteurs… sauvage, caractérisée par la violence et l’anarchie, dans laquelle malgré tout, on arrive à produire d’imposantes fortunes économiques »9 … « A ce moment, l’économie cesse d’être au service de la politique pour servir l’intérêt des citoyens, et devient une canaille, exclusivement orientée vers le profit facile, au détriment des consommateurs10».

Ce sont de tels processus qui, sournoisement, sont en cours depuis des années dans l’Est de l’Europe, zone qui attire les investissements occidentaux dont la population ne tire qu’un profit limité. Tandis que nos démocraties occidentales, sous la menace des délocalisations, payaient en pertes d’emplois et pressions sur les salaires ces fuites de capitaux qui, de surcroît dans nombre de cas, en l’absence de politiques qui permettent d’y développer le pouvoir d’achat en termes réels, ne lui offrent pas de nouveaux marchés, marchés dès lors potentiels mais jamais réalisés.

Le mouvement s’est encore accéléré par une ouverture des frontières à l’immigration illégale favorisée tantôt par des politiques, tantôt par des criminels, au plus grand bénéfice d’entreprises locales à la recherche de bas salaires pour augmenter leurs profits11, mais au détriment de l’emploi dans leur environnement.

Même s’il est vrai qu’aujourd’hui, les entreprises qui ne sont pas aussi mobiles que le capital et ne disposent pas toujours des moyens pour (se) délocaliser se trouvent à leur tour prises à leur propre piège. Elles sont ainsi nombreuses à s’être retrouvées au seuil de la faillite, victimes d’une dérégulation jusqu’il y a peu appelée de leurs vœux, alors ignorantes du risque qu’elles devraient, à leur tour, se confronter un jour au plus fort venu d’ailleurs. En 2015 en Italie, 142.000 entreprises ont fermé leurs portes12.

Pour la population européenne, en effet, l’unification européenne se fait selon le plus petit commun dénominateur. Ainsi le produit intérieur brut de la province du Hainaut (Sud de la Belgique) est passé de 68% à 76% en 201413 de la moyenne européenne … non parce que le niveau de vie de ses habitants s’est amélioré d’autant, mais parce que le niveau de vie moyen des européens s’est abaissé suite au dernier élargissement.

La pression de la Chine invite les dirigeants politiques et économiques à maintenir la pression sur une Europe tirée vers le bas pour unifier les coûts du travail et les salaires, selon des rapports de force planétaires.

Sans que personne ne semble à présent savoir comment reprendre le contrôle d’un processus qui commence à mener une vie propre et dont seuls certains tirent profit. Tandis que les individus habitent toujours un pays, une région, une ville, un village, et ne sont, culturellement, pas mobiles comme le sont les objets. L’entrepreneur français qui proposait à ses salariés de se transférer en Roumanie pour un salaire de 150 Euro par mois a mis en lumière les véritables enjeux des uns et des autres, démontrant une fracture fondamentale dans le consensus social, qui ne pourra que s’aggraver si on n’y porte pas remède.

De telles situations mettent simultanément en évidence que les riches n’ont plus besoin des pauvres. « Mais si saute le lien entre pauvreté et richesse, le conflit et la dialectique entre serviteur et patron, la relation historique d’une solidarité nécessaire se brise, et disparaît aussi la « table de pacification » des conflits : n’est-ce pas alors tout le modèle socioculturel européen qui entre en crise ? 14 ». Manquait la crise politique pour dévier les attentions…

1 En 2019, Christine Lagarde est désignée pour prendre la tête de la Banque Centrale Européenne. On lit pourtant ceci : Quelle peut être l’indépendance d’une personne qui bénéficie d’un tel privilège ?.. Déjà en 2002, concernant la même fonction destinée à un français, qui porta l’Europe au désastre financier : « Jean-Claude Trichet n'est pas un soldat perdu. Gouverneur de la Banque de France, successeur désigné du président de la Banque Centrale Européenne (BCE), et à ce titre porteur principal de la présence française au cœur des institutions européennes, il vient de bénéficier de la mansuétude du parquet de Paris, qui a requis vendredi un non-lieu en sa faveur dans le dossier des faux bilans du Crédit Lyonnais. Trichet n'est pourtant pas sorti d'affaires : le mot de la fin reviendra au juge d'instruction Philippe Courroye, qui seul peut décider de le renvoyer en correctionnelle. Sa mise en examen pour complicité de diffusion d'informations fausses ou trompeuses menace toujours son destin franco-européen. « Pressions ». C'est peu dire que le parquet a eu du mal à prendre sa décision. Plusieurs substituts, rédacteurs potentiels du réquisitoire de non-lieu, se sont défilés les uns après les autres, refusant de céder aux « pressions » évoquées par un magistrat », extrait de « Lyonnais, le parquet fait crédit à Jean Claude Trichet », Libération, 1er juin 2002.
« Le tribunal correctionnel de Paris a rendu son jugement sur l'affaire des comptes du Crédit Lyonnais. La décision était particulièrement attendue par Jean-Claude Trichet, le gouverneur de la Banque de France, qui à l'époque des faits jugés était directeur du Trésor. Il comparaissait pour complicité de diffusion de fausses informations au marché et de publication de comptes sociaux inexacts. Dans son réquisitoire, le parquet avait réclamé une peine "d'au moins" dix mois de prison avec sursis à l'encontre de Jean-Claude Trichet. Le tribunal n'a pas suivi ces réquisitions puisqu'il l'a relaxé. Une relaxe qui prend un relief tout particulier pour le candidat de la France à la présidence de la Banque Centrale Européenne (BCE). … Une chose est certaine cependant, une condamnation aurait considérablement gênée sa candidature. Immédiatement après l'énoncé du jugement, Romano Prodi, président de la Commission Européenne, a réagi en indiquant que cette relaxe "facilite grandement son accession à la BCE … Cela n'a en revanche pas été le cas pour … l'ex-président du Crédit Lyonnais (qui) écope de la peine la plus sévère, à savoir 18 mois de prison avec sursis et 50.000 euros d'amende. (Les) anciens directeurs généraux du Crédit Lyonnais ont également été condamnés à respectivement 10 mois et 8 mois de prison avec sursis, plus 10.000 euros d'amende chacun.". Extrait de « Jean Claude Trichet relaxé dans l’affaire du crédit Lyonnais », La Tribune, 20 octobre 2008.
2 RUHLE Michael & GRUBLIAUSKAS Julijus, « Energy as a Tool of Hybrid Warfare », NATO’s response to Hybrid Threats, NDC, Rome, 2015, p.189-201.
3 DELBOVIER Marc (économiste et sociologue), « La danse du scalp a commencé », La Libre Belgique, 25/6/08.
4 « Jusqu’à organiser la rupture de stock en produits d’appel, pour mieux contraindre le client à se rabattre sur les substituts suggérés, proposés, imposés », ibid.
5 « Personne d’ailleurs dans le même temps ne semble vraiment s’interroger sur l’impact des profits -100 milliards d’Euro pour les entreprises « françaises » du CAC40 en 2007 sur la hausse des prix », ibid.
6 DELBOVIER Marc (économiste et sociologue), « La danse du scalp a commencé », La Libre Belgique, 25/6/08.
7 DELBOVIER Marc (économiste et sociologue), « La danse du scalp a commencé », La Libre Belgique, 25/6/08.
8 RUFFOLO Giorgio, Il capitalismo ha i secoli contati, ed Einaudi, Turin, 2008.
9 Ibid, p. 13.
10 Ibid, p. 19-20.
11 « Aujourd’hui, le prix d’un esclave est environ un dixième de ce qu’il était dans la Rome antique … Pour les anciens romains, les esclaves était un bien rare et une commodité précieuse… Au contraire, aujourd’hui, il y en a en grande quantité, leur valeur est minime et ils sont simplement considérés comme un « coût obligatoire » pour le business international », Ibid, p.12.
12 Source Rete Impresa Italia.
13 Eurostat, Communiqué de presse, 26/2/2016. Avec pour conséquence une réduction des transferts européens de développement.
14 MAURO Ezio, « L’Italia a nudo nell’Europa debole », in La Repubblica, 2/6/05.