Les Etats perdent le contrôle, non parce que la globalisation existe, mais parce qu’on a renoncé à la gouverner avec pour horizon l’intérêt de la société dans son ensemble : « En démocratie, les lois, c’est le législateur qui les fait, donc la politique ; ce ne sont pas les sociétés qui les imposent ». Et toutefois, le marché financier serait un marché comme tous les autres s’il ne se fondait sur « le pouvoir acquis par les grandes entreprises, dont l’influence arrive là où celle des Etats Nations au cours de leur longue histoire n’a jamais pu arriver. … Si on fait la somme du produit intérieur brut de tous les Etats existants, à l’exception des neuf principaux (US, J, AL, Fr, It, UK, Ch, Br, CN), on obtient un chiffre inférieur à la valeur des ventes annuelles des deux cents principales sociétés au monde … dont 93% appartient en réalité à sept pays …. Cela change tout, et d’abord les rapports entre politique et économie1. La première ne dirige plus la seconde, au contraire, lui obéit sans discuter … une situation qui tire bénéfice, sur toute la planète, des mêmes points d’appui… parmi lesquels la corruption des classes politiques2 ».

La globalisation n’a pas été gouvernée dans l’intérêt de ceux que représentent, en démocratie, les gouvernements, jusqu’à ces quelques règles qui devaient garantir la progressivité du processus d’élargissement de l’Union Européenne et qui n’ont pas été respectées.

Ce n’est pas l’élargissement des marchés vers l’Est qui a posé problème, mais son rythme qui tenait insuffisamment compte du fait que les hommes, les habitudes culturelles et les valeurs ne se meuvent pas aussi rapidement que les produits et les capitaux.

Ces derniers non seulement sont abandonnés aux seules limites du possible mais se nourrissent de surcroît d’une fraude fiscale spoliant les sociétés de biens communs démocratiquement décidés tels par les Parlements respectifs.

Quant aux produits, ils ont bien souvent été abandonnés aux mains de contrebandiers. Ce n’est pas un policier financier qui le contredira : alors qu’on lui déclarait que 20% du budget mensuel était de fait à « attribuer » aux fraudes et petites escroqueries, il répondit sur le champ : Non ! C’est bien davantage !

Et pourtant, « il n’est pas vrai que la technique prescrit de faire tout ce qui est faisable. Elle prescrit de faire tout ce qui est bénéfique. Le problème, dès lors, n’est pas de nous soustraire aux techniques, mais de soustraire la technique aux lois du marché et de la mettre au service de la connaissance3 ».

Si telle avait été la démarche, les problèmes exposés ici en auraient été réduits d’autant.

Posent donc problème les modalités qui président à la globalisation, mêlant économie légale et illégale : via des joint-ventures équivoques, une corruption qui détourne les marchés de l’économie de marché, des importations sur le continent européen frisant la contrebande, des exportations illégales toxiques pour l’environnement et la santé des populations locales. Le tout renforce la puissance des réseaux criminels occidentaux qui, en collusion avec les « nouvelles mafias » d’Europe de l’Est, en tirent bénéfice faute de contrôles administratifs et frontaliers effectifs.

Précisons que les phénomènes « mafieux » et crime organisé seront ici traités sous un même vocable, sous la définition de l’article 2 de la Convention de Palerme : "un groupe structuré de trois personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre une ou plusieurs infractions graves ou infractions établies conformément à la présente convention, pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel". On notera au passage que cette définition s’applique aussi à nombre de dossier de corruption et de terrorisme.

« La différence entre l’entrepreneur capitaliste et l’entrepreneur mafieux ? … Loin de déterminer une extension progressive des valeurs et des comportements de type rationnels-capitalistes, la pratique d’entrepreneur des mafieux a pour effet d’accroître les attitudes archaïques et prédatrices telles qu’elles se présentent dans le curriculum de ces personnages. L’accumulation capitaliste mafieuse fait réémerger chez ses protagonistes toute une gamme de comportements primitifs, qui s’expriment par une tendance toujours plus forte à transformer les conflits économiques en guerres interfamiliales, et la compétition de marchés en vendetta et luttes personnelles sanguinaires. Introduisant des doses de plus en plus massives d’anarchie destructive et de barbarie dans la vie économique, politique et sociale de vastes entités territoriales et de secteurs productifs entiers, l’entreprise mafieuse se révèle une des menaces les plus graves pour la démocratie et le développement4 ».

De fait, la perte de contrôle généralisée ne permet plus non plus aux Etats de faire respecter ces quelques mesures de contrôle initialement prévues. Le capitalisme sauvage criminalisé a su user de la globalisation pour paralyser les Etats au fur et à mesure qu’ils abandonnaient l’exercice de leurs pouvoirs à ce qu’il était convenu d’appeler les « forces du marché ».

Ce n’est pas sans motif que là où se sont implantées les communautés chinoises clandestines les plus nombreuses dans les dix premières années de son expansion, en France et en Italie, l’invasion des produits chinois pose le plus de problème aux économies locales, dans le sillage de la mise en œuvre des mesures de libéralisation du commerce avec le géant qui avance à grands pas.

L’immigration clandestine peut en effet servir les intérêts politiques des uns en servant d’arme contre les autres. Ce n’est, d’ailleurs, pas sans motif que la Commission Européenne a suivi ce dossier pour suspicions de concurrences déloyales.

Le processus est similaire en ce qui concerne les libéralisations à l’égard des pays d’Europe Centrale et Orientale, opérées dans le cadre de l’élargissement de l’Union Européenne mais aussi sous l’impulsion des Etats-Unis, apparemment plus soucieux d’affaiblir leur rival russe pour maintenir leur domination sur la planète, que de préserver la cohésion sociale de leurs alliés d’un autre temps.

Force est de constater que cette ouverture de l’Europe Occidentale vers l’Est n’a pas eu pour conséquence l’enrichissement réciproque promis, mais un appauvrissement, sinon en termes nominaux, à tout le moins en termes réels, des populations européennes dans plusieurs Etats des deux côtés de l’ex rideau de fer.

Or, fait remarquer le magistrat Livio Pepino, « dans un système caractérisé par une profonde diversité sociale et une présence insuffisante des institutions, le sous-développement et la pauvreté (chômage des jeunes, …) sont, pour les mafias, un formidable terrain de culture et un réservoir intarissable de main d’œuvre5 ». Le démontre notamment le taux élevé de criminalité parmi certaines communautés étrangères résidant illégalement dans l’Union Européenne.

Le tout au profit de quelques oligarques, occidentaux et « orientaux », réunis par le commun intérêt de profits financiers immenses, au détriment d’un espace public et social laissé pour compte. C’est ici que se rejoignent les destinées des populations d’Europe Occidentale et de la Russie. Car, comme l’expose ce processus particulièrement visible en Bulgarie, en Roumanie, en Russie, …, ces « oligarques » qu’ils soient russes, américains ou européens, ont en effet tout avantage à un grand espace homogène et suffisamment pauvre, pour exploiter et tenir sous contrôle leurs populations.

Populations qui, grâce au bien-être et au développement culturel des dernières années du précédent millénaire, devenaient, à l’Ouest, ou risquaient de devenir, à l’Est, simultanément plus exigeantes en terme de justice sociale et moins manipulables au gré de leurs intérêts.

Ceci explique le processus de prédation qui a présidé aux privatisations dans l’ex espace soviétique, y spoliant les populations de la « capitalisation » des générations qui les avaient précédées. Quelques-uns en tirèrent profit, issus des nomenklatura soviétiques en mesure de profiter du no man’s land législatif temporaire qui s’était créé avec la « transition ». Un tel processus garantissait simultanément le maintien d’une pauvreté latente, sous prétexte d’absence de ressources privées (enfuies dans les banques à l’étranger) et publiques (qui prirent le même chemin, après avoir glissé aux mains de certains).

Parallèlement, les délocalisations qui ont à présent précarisé les populations d’Europe Occidentale par pénuries d’emplois et immigration clandestine favorisée sous prétexte de manque de force de travail pour des emplois en réalité sous-payés, sont en passe de faire remonter l’histoire dans le temps. Elles restaurent en effet la « dépendance du prolétariat », projetant des classes sociales entières dans un repli sur soi bien plus facile à « gouverner ».

1 Rossi Guido, Il mercato d’Azzardo, ed. Adelphi, Milan 2008, p.128-19 (trad. de l’italien) : “Les entreprises peuvent évidemment promouvoir, lorsqu’elles le souhaitent, le progrès, la paix, le bien-être. Malheureusement les tendances philanthropiques ne semblent pas être la première de leurs pulsions. A l’époque moderne, le nombre de guerres initiées et conclues pour motifs plus ou moins directement liés aux intérêts d’un petit groupe de sociétés est assez longue : le conflit anglo-hollandais à propos des monopoles textiles et des épices des respectives compagnies des Indes au 17ème siècle, le conflit anglo-américain pour motif fiscaux en 1773, la guerre de l’opium en 1839, … ».
2 Rossi Guido, Il mercato d’Azzardo, ed. Adelphi, Milan 2008, p.12.-13 & 17-18.
3 Ruffolo Giorgio, Il capitalismo ha i secoli contati, ed. Einaudi, Turin, 2008.
4 Arlacchi Pino, La Mafia imprenditrice, ed. Il Saggiatore, Milano, 2007, p.22.
5 Pepino Livio, « Per la mafia, c’è sviluppo e sviluppo », dans Mafie d’Italia nel nuovo millennio : analisi e proposte, ed. Libera, Convegno Savignano sul Panaro, 1-3/7/05, p. 6.