La Présidence allemande se termine, et l’Union Européenne semble se réveiller. L’Europe s’est engagée à conditionner au respect des valeurs qui la fondent le soutien économique à ses Etats membres. Ce pari n’était pas gagné. Il fut acquis de haute lutte, mais il est acquis. Les bases de la construction européenne ont repris la place qui leur revient, à tout le moins sur papier. Les temps sont difficiles. La vigilance reste de mise.

Ce 1er janvier 2021, il revient au Portugal de prendre la barre du navire et d’assumer la Présidence de l’Union Européenne. 100.000 km2 pour 10 millions d’habitants, l’Etat portugais avait l’économie la plus faible des partenaires européens qu’elle rejoignit en 1986. Ces dernières années, le Portugal semble bien géré et rattrape (très) progressivement son retard. Il se maintient à la 38ème place de l’Indice de Développement Humain, avec un PNB/habitant de 23.000 $ et un revenu à parité de pouvoir d’achat d’environ 36.000 $, en croissance, depuis 2014, de près de 20%. La situation du Coronavirus est aussi un indice de la qualité de la gouvernance d’un Etat. Avec deux fois plus de cas et de décès/habitants que l’Allemagne, mais moins de 60% de ceux identifiés en Tchéquie, ou en Belgique dont la population est similaire, le Portugal se trouve presque du bon côté de la barre.

Le Covid laissera des traces, et les équilibres (et déséquilibres) socio-économiques en sortiront bouleversés. Pour la future présidence portugaise, le Plan de Relance de l’Union Européenne doit être “juste, vert, et numérique” de nature à réparer les dommages socio-économiques causés par le Covid … Précisons. Il s’agira de réparer les dommages socio-économiques causés par trente ans de capitalisme sauvage et inconscient, qui a laissé nos sociétés désarmées contre des phénomènes naturels qui ne pouvaient pas, tôt ou tard, ne pas se produire. A une époque où les organisations criminelles circulent en roue libre en Occident, c’était de surcroit, leur ouvrir portes supplémentaires, parfait cheval de Troie prêt à faire crouler l’édifice (ou ce qu’il en restait).

L’Union Européenne et ses Etats Membres auraient dû se préparer. La saga des pénuries de masques lors de la première vague du printemps 2020 illustre l’état des lieux effectif. Les priorités annoncées pour la présidence portugaise semblent à présent correspondre aux premières nécessités de la société européenne, et de la construction européenne.

Le Plan de Relance de l’Union Européenne est stratégique. La présidence portugaise semble avoir l’intention de revoir l’ordre des priorités. En l’état, technologies et numérique figurent encore au premier rang, comme s’il s’agissait de panacées de nature à rétablir l’harmonie : “Une Europe adaptée à l’ère numérique : la stratégie numérique de l’UE permettra aux citoyens de disposer d’une nouvelle génération de technologies”.

Cette approche traduit les priorités du “monde d’avant” (ou celles d’acteurs qui ne se dévoilent pas?), qui a elles-seules sont incapables de répondre aux objectifs par ailleurs déclarés : “Un green deal européen qui permette d’ambitionner d’être le premier continent climatiquement neutre” et encore “une économie au service des personnes : l’UE doit créer des conditions d’investissement plus attrayantes et une croissance créatrice d’emplois de qualité, en particulier pour les jeunes et les petites entreprises”.

La crise du Covid n’enseigne t’elle pas que ce sont d’abord les comportements des citoyens qui garantissent le développement et la sécurité d’une société ? Les antropologues ne démantiront pas. Mais depuis des années, les sciences humaines ne sont plus reconnues utiles : elles ne “produisent” pas … On parle donc beaucoup trop peu d’éducation en général, et d’éducation à la citoyenneté, à la citoyenneté européenne en particulier, dans le Plan de Relance.

Depuis juin 2020, l’Europe s’est donc remise en marche et les priorités initiales ont été opportunément complétées. Y sont entrées le respect de l’Etat de droit et la nécessaire participation des citoyens aux enjeux du développement de nos sociétés. De fait, sans ses citoyens, l’Europe démocratique ne pourra se construire. Le Covid aura au moins eu pour vertu de remettre les pendules à l’heure des valeurs. La présidence portugaise s’inscrit dans le mouvement.

Certes, la présidence portugaise entend se concentrer sur la concrétisation de la réduction de l’effet de serre de 55%, et ce en moins de dix ans comme le Conseil Européen de décembre 2020 s’y est engagé, et sur la souveraineté industrielle, notamment numérique, de l’Union Européenne. Mais elle place au premier rang le renforcement de la dimension sociale, restée jusqu’à ce jour le parent pauvre de la construction européenne : “L'Europe sociale est au cœur de la présidence portugaise, a déclaré une source gouvernementale, soulignant l'idée de renforcer le modèle social européen comme réponse à la crise et comme facteur de croissance”.

L’intention est louable. Manque cependant la prise en compte des conditions nécessaires préalables.

Pour obtenir des résultats concrets, les objectifs déclarés de la future présidence nécessitent en réalité une inversion de l’ordre des priorités du plan de Relance de l’UE : l’Europe doit d’abord “protéger l’état de droit en tant que garant de la justice et des valeurs fondamentales de l’UE”, pour assurer le “mode de vie européen”.

L’indépendance numérique est certes indispensable, tant “pour éviter une hégémonie de fait de multinationales ou de puissances extra-européenne dans la vie des citoyens, et l’organisation de la société dans l’Union Européenne. Protéger notre démocratie de toute ingérence extérieure”.

Mais à cet effet, il n’est pas suffisant “de lutter contre la désinformation et les messages de haine”. Et certes il est insuffisant “de lutter contre la désinformation en ligne”. Il est beaucoup plus important de lutter contre le financement de la désinformation, qui ne passe pas par les réseaux sociaux mais par une chaine d’opérateurs financiers qui se sont infiltrés jusqu’au cœur des sociétés démocratiques et, dans plusieurs Etats européens, jusqu’au cœur même d’institutions publiques et assimilées, secteurs entiers qui n’ont plus de légitimité que l’apparence.

Car ce qui se passe “en ligne” et menace la souveraineté, la démocratie et sa gouvernabilité, n’est que la projection de ce qui se passe dans des réseaux opaques organisés pour rester impénétrables, cette clé des déficits démocratiques, sur laquelle pèse encore un voile épais de silence. Pourrait-on dire d’omertà ? C’est ce voile qu’il faudra briser pour mettre concrètement en œuvre les priorités de la présidence portugaise dont l’Union Européenne a besoin.

Ceci implique aussi de déminer ces tentatives d’ingérences indues, subtiles et répétées, de pouvoirs publics dans la vie privée des citoyens peu à peu engloutie sous prétexte de numérisation, vie privée garante de cette autonomie du citoyen indispensable au bon fonctionnement de la démocratie.

Le moment est venu, en démocratie, de se résigner à construire l’adhésion qui permet de gouverner non par la persuasion trompeuse et la neutralisation de la différence, mais par ce fait même de gouverner au service de la société, qui saura le reconnaitre.

Le premier ennemi des démocraties européennes c’est le conflit d’intérêt et, pire encore, le conflit d’intérêt que l’on tente de masquer. Car dans des sociétés hyperconnectées, tout finit par se savoir. Et c’est alors la confiance qui vole en éclat. La crise du Covid le démontre. La difficulté de gouverner est d’abord causée par ce manque de confiance de la population en ceux qui la gouvernent. Force est de constater que deux décennies de la mal-gouvernance ont porté l’Union Européenne au seuil du précipice, le Covid n’étant que la goutte qui a fait déborder le vase.

Un nouvel élan pour la démocratie européenne ne viendra donc pas tant du fait que “les Européens aient davantage leur mot à dire” que du démantèlement de ces écrans qui se sont, illégitimement, interposés pour empêcher que les citoyens européens puissent être écoutés, a fortiori entendus.

Il va de soi que l’explosion de l’écart des richesses, et du pouvoir qui les accompagne, a joué, et joue plus que jamais, un rôle primordial dans la situation. Personne n’ignore le rôle des “paradis fiscaux” (et criminels) dans cette incapacité croissante des gouvernement démocratiques à respecter eux-mêmes la démocratie.

Ce ne sont pas les multinationales en tant que telles qui ont acquis plus de capacités d’influence sur les sociétés que nombre d’Etats. Les multinationales, ou leurs dirigeants, acquièrent la suprématie sur les Etats lorsqu'ils disposent de ressources financières de nature à rompre les digues de l’éthique qui s’appuient sur ces valeurs fondamentales qui fondent le mode de vie européen. Ce n’est pas la taille de la multinationale, ni celle de l’Etat qui importe, mais le degré de “contamination” de ce dernier. L’usage occulte de ce pouvoir ne fait qu’en accroitre le caractère délétère pour la vie démocratique.

L’Europe ne pourra donc “s’exprimer d'une voix plus forte sur la scène internationale, plaider en faveur du multilatéralisme et d’un ordre mondial fondé sur des règles” que lorsqu’elle aura repris le contrôle non tant de ses citoyens mais de ses propres institutions.

Les Sommets qui se sont succédés pendant la présidence allemande ont permis à la Commission Européenne de tracer des priorités, que la présidence portugaise semble avoir à présent l’intention de commencer à ranger dans le bon ordre.

Pour arriver à dépasser les déclarations, et à les concrétiser, reste à briser le voile qui empêche les Etats européens, et leurs citoyens, d’avoir prise sur leur destin. Le président français, qui trois jours plus tard se retrouvait contaminé par le Covid, l’a bien perçu : ce problème de déficit démocratique, qui n’a fait que croitre ces trente dernières années, est effectivement devenu un problème de souveraineté.