Après le succès de la session de 2016, tenue malgré les interdictions, la session du TIE (Tribunal International des Expulsions) 2021 a constaté la reprise des violations des droits de l'homme, la participation du rapporteur de l'ONU sur le droit au logement et le dialogue direct entre les organisations populaires et les autorités du pays.

Le verdict invite les autorités du pays à mettre en place une table de négociations et de dialogue, des politiques d'expulsion zéro et soutient la proposition d'une nouvelle loi sur le logement en cours de débat au Parlement.

Témoignages des violations

Karina Almeida, représentante du quartier “Ciudad de Dios” à Guayaquil, en Équateur. "En 2010, nous avons été victimes d'une expulsion forcée brutale. Nous nous sommes retrouvés avec plus ou moins un millier de familles à l'abandon. Les militaires sont venus pour faire du chiffre, pour faire du recensement. Nous n'avons reçu le soutien d'aucune autorité".

Marjorie Párraga, représentante de “Bloque 22”, a plus de 13 ans de résidence. "Nous sommes persécutés par la municipalité, pire que des criminels. Nous n'avons aucune tranquillité d'esprit. Il y a eu des expulsions forcées, également en cette période de pandémie, des maisons ont été démolies avec l'aide de l'armée et de la police”.

Ce sont quelques-uns des témoignages glaçants et révoltants, entendus par le Tribunal International des Expulsions (TIE) lors des Journées mondiales "Zéro expulsion" organisées par l'Alliance Internationale des Habitants en novembre dernier, sur la façon dont chaque société produit ses propres vulnérabilités, y compris la résistance, notamment de la part des femmes.

La pandémie de Covid-19 a mis en évidence la fragilité des êtres humains face à un virus, mais surtout la fragilité des systèmes économiques et sociaux des gouvernements et leur manque de préparation, ainsi que l'absence de politiques adéquates pour y faire face. En effet, cette pandémie a été particulièrement révélatrice de la fragilité des politiques de logement et de leur absence dans de nombreux pays du monde. L'endiguement a certainement sapé le système néolibéral et démontré les limites de la mondialisation et du capitalisme, en augmentant les inégalités, le chômage et l'injustice. Et malgré les moratoires visant à mettre fin aux expulsions, dans certaines régions du monde, des milliers de familles ont continué à être déplacées dans l'indifférence.

Avec plus de 22.000 morts officiels (plus près de 10.000 si l'on ajoute les décès dont l'origine virale n'a pas été confirmée) et plus de 481.000 cas, pour 17,5 millions d'habitants, l'Équateur apparaît proportionnellement comme le pays le plus touché par le Coronavirus en Amérique latine. La province de Guayas et sa capitale Guayaquil, deuxième ville du pays après Quito, sont particulièrement touchées. La "Perle du Pacifique" (surnom de Guayaquil) concentre plus de 68.000 cas, soit près de 15 % du total et 20 % des décès en Équateur.

Les expulsions ont repris après un quasi moratoire grâce au TIE 2016

À Guayaquil, les expulsions ont repris en pleine pandémie après un quasi-moratoire de 5 ans, obtenu grâce au TIE qui s'était tenu en 2016 précisément à Monte Sinaï, une de ses communes, et par la suite dans la capitale Quito dans le cadre du Forum Populaire Résistance à Habitat III. Cette 5ème session du TIE était un succès, malgré la tentative ratée des autorités de l'empêcher par la force, et par le nombre des participants-es résidents-es plus de 600 personnes, venus témoigner et dénoncer les violations subies par des milliers de personnes. Des recommandations fortes ont été proposées, appelant au respect du droit au logement et à mettre en œuvre des politiques de logement adéquates, pour permettre de restaurer la dignité des habitants du quartier et mettre un terme aux déplacements et expulsions. Et pendant un certain temps ce fut ainsi, pourtant cinq ans plus tard, les violations des droits de l'homme, droits ratifiés par l'Équateur ont pris plus d’ampleur.

Face à cette situation, une autre session du TIE pour dénoncer ces faits, a été décidée et organisée ce mois de novembre, appuyée par la mission effectuée le 15 août 2021 par le bureau du médiateur, la commission permanente des droits de l'homme de l'Équateur et l'observatoire des citoyens pour l'accès à la ville et aux espaces publics de Guayaquil, une étude détaillée, divulguant et attestant que 65% de son territoire urbain résidentiel est occupé par des établissements informels et/ou irréguliers, avec 6.000 logements par an, en raison du manque de planification et de fourniture de logements sociaux, avec environ 300.000 personnes qui y vivent, y compris des individus et des familles occupant des zones à risque. Rien qu'au Monte Sinaï, 30.000 familles vivent dans des quartiers informels, alors qu'elles n'étaient que 10.000 avant sa création. Et ce, malgré la militarisation de la région et l'assimilation de ceux qui luttent pour leurs maisons contre les trafiquants de terres.

La session du TIE de 2021 fait date

La session TIE 2021, qui a été diffusée par Zoom à l’échelle mondiale et en plusieurs langues, a été encore plus largement reconnue et puissante que la session 2016. Non seulement elle n'a pas été interdite, mais les autorités locales et les représentants du gouvernement national ont participé, ont écouté Balakrishnan Rajagopal, rapporteur spécial auprès des Nations unies sur le droit au logement, ont commencé à donner quelques réponses à un jury qualifié d'experts et de juristes internationaux, et ont offert une certaine disponibilité pour un dialogue avec les organisations sociales et les représentants des quartiers eux-mêmes.

Les jurés du TIE, composés par Diana Bell, politologue et maître en urbanisme, (Équateur), Agustín Territoriale, avocat et expert en droit du logement, membre permanent du TIE et juré depuis 2016, (Argentine), Cesare Ottolini, coordinateur global de l'AIH (Alliance Internationale des Habitants), (Italie); Soha Ben Slama, coordinatrice de l'AIH en Tunisie et coordinatrice du TIE, selon leurs expertises respectives, n'ont pas lésiné dans leurs évaluations précises et demandes adressées aux autorités gouvernementales locales et nationales, et leurs propositions pour une issue favorable dans le respect des lois.

Pourquoi les expulsions ont-elles été effectuées sans réinstallation dans un logement adéquat alors qu'elles violent la Constitution équatorienne, qui est la loi suprême, et qu'elles expliquent en détail comment il a été possible de violer l'article 42, l'article 30 et l'article 32, pour n'en citer que trois, en outre, l'article 11 (droit au logement) et l'article 12 (droit à la santé) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ratifié par l'Équateur ?

Comment est-il possible que des populations entières d'habitants, de femmes, d'enfants, de personnes âgées, de personnes handicapées, aient été violemment expulsées, sans tenir compte du grave facteur de la pandémie de Covid-19 qui dure depuis presque 2 ans et qui a tué plus de personnes à Guayaquil que dans n'importe quelle autre partie du pays ? Et qu’en est-il du droit à la santé ?

Pourquoi ces familles ont-elles été autorisées à vendre des terres, à construire et à s'installer pendant des années, pour ensuite être expulsées de force ? Et pourquoi les familles qui ont acheté ces terres à la sueur de leur front devraient-elles être mises sur le même plan que les escrocs et les trafiquants de terres qui les leur ont vendues, sachant que ces mêmes trafiquants ne sont généralement pas punis ? Et sachant que ces mêmes trafiquants ne sont pas punis pour la plupart, pourquoi les trafiquants et leurs liens avec les structures politiques locales et nationales n'ont-ils pas été confrontés ?

Pourquoi les personnes qui luttent pour le droit au logement ne sont-elles pas considérées comme des militants des droits de l'homme, et pourquoi ne sont-elles pas protégées comme le stipule la Charte des Défenseurs des Droits de l'Homme adoptée à l'unanimité par l'Assemblée Générale des Nations unies en 1998 ?

Comment les enfants vont-ils continuer à aller à l'école ? Que comptez-vous faire pour les aider après le choc de l'expulsion forcée avec des armes à feu, qu'eux et leurs parents ont enduré comme s'ils étaient des criminels ?

Qu'ont-ils prévu pour les personnes âgées ? Qui vivent là depuis des décennies, et qui ont payé de leur sang et de leur santé les terres qu'ils ont acquises ? Qu'ont-ils prévu pour les dédommager ? Financièrement, psychologiquement et en termes de violation de leur dignité humaine ?

Qu'en est-il des femmes - femmes au foyer, journalières, employées de bureau et autres qui ont construit, éduqué et fait vivre toute une famille sur leurs épaules, des grands-parents aux maris en passant par les jeunes chômeurs ? Avez-vous pensé au risque qu'elles courent de perdre leur emploi à la suite de ces expulsions ? Leur avez-vous proposé des alternatives ? Une compensation ? Un logement décent ? Non loin des écoles et des emplois de leurs enfants ?

Enfin, une question fondamentale : une fois les responsabilités identifiées et reconnues, êtes-vous prêt à engager un dialogue multilatéral dans le but de régulariser les implantations informelles dans le plein respect des droits de l'homme ?

Et, dans l'intervalle, déclarer également le moratoire nécessaire sur les expulsions ? Jusqu'à ce que la pandémie de Covid-19 soit éradiquée et que ces familles puissent bénéficier d'un logement alternatif adéquat !

Comment un tribunal populaire peut avoir le pouvoir de faire respecter les droits de l'homme

A la lumière des clarifications du Rapporteur Spécial auprès des Nations Unies, et des avocats équatoriens qualifiés, ont été démontré : que les expulsions violent les lois équatoriennes. Et le renvoi évident des responsabilités entre les différents niveaux de l'administration et du gouvernement a prouvé que les logements irréguliers sont la conséquence de l'absence de politiques destinées aux classes laborieuses, alors que les classes moyennes solvables n'ont aucun problème.

Le verdict, une fois ces violations prouvées, a fait place aux Recommandations Préliminaires, lues par Agustín Territorial en fin de session, qui exhortent les autorités compétentes à établir un moratoire immédiat sur les expulsions, à créer un groupe de travail conjoint dans le but de prévenir les expulsions et de définir des politiques de logement inclusives qui permettent la reconnaissance, la légalisation et l'amélioration des quartiers concernés; et que les plaintes et l'enquête du procureur de la République contre les militants du droit au logement et à la terre soient abandonnées.

Ce résultat a été possible grâce à la coordination entre les organisations locales, l'Alliance Internationale des Habitants et la forte impulsion de Patricia Sánchez Gallegos. Patricia, architecte de métier, leader depuis plus de 40 ans de la lutte pour le logement et principal artifice du TIE 2016, élue au Congrès il y a quelques mois avec Pachakutik, la liste indigène soutenue par la CONAIE qui a failli atteindre le second tour des élections présidentielles de cette année. Elle a réussi à amplifier les luttes populaires en portant au Parlement un projet de loi novateur sur le droit au logement et à l'habitat pour la légalisation et l'amélioration des implantations irrégulières.

Les recommandations du Tribunal international sur les expulsions sont désormais opérationnelles et donnent aux autorités locales de Guayaquil un mois pour présenter leurs contre-arguments, après quoi elles seront transmises pour suivi aux autorités judiciaires et aux organes des Nations Unies, notamment au Rapporteur Spécial UN pour le droit au logement. Les organisations sociales, ainsi que l'Alliance Internationale des Habitants, ont pour mission de suivre périodiquement la mise en œuvre des recommandations envoyées par le TIE.

Session du TIE Guayaquil, une affaire qui fait date : ou comment un Tribunal populaire peut avoir le pouvoir de faire respecter les droits de l'homme qu'une Cour a, jusqu'à présent, ignoré.