Depuis de longs siècles, les textiles sont abondamment utilisés dans les temples bouddhiques à des fins à la fois décoratives et pratiques. Soieries et autres étoffes aux couleurs vives, tissées ou brodées, sont employées comme baldaquins, bannières ou tentures ; elles recouvrent les statues, les tables ou les chaises, et peuvent être transformées en vêtements pour les moines et les prêtres. Ces textiles ont, pour la plupart, été offerts aux temples sous forme de don. En effet, dans le bouddhisme, le don est considéré comme l’un des principaux actes pieux et permet au fidèle d’accumuler du mérite spirituel tout au long de sa vie. Ce mérite peut lui être bénéfique sur son chemin vers la libération, ou être dirigé vers d’autres, vers des parents ou des enfants décédés, ou de manière plus large vers tous les êtres vivants. La pratique de faire don de textiles a été suivie par toutes les couches sociales, aucun geste n’étant considéré comme trop humble pour être accepté, bien que les cadeaux les plus somptueux, de la part des empereurs et des shôguns, aient évidemment été appréciés.

Parmi les collections rassemblées par l’homme d’affaires suisse Alfred Baur (1865-1951), aujourd’hui présentées à la Fondation Baur à Genève, se trouve un ensemble de cent vingt et un tissus d’autel japonais, datant pour la plupart des XVIIIe et XIXe siècles, acquis en 1927. Avec leur riche décor polychrome, rehaussé de fils d’or ou d’argent, ils représentent les formes de tissage les plus complexes et les plus somptueuses de l’époque. Comme son nom l’indique, la nappe d’autel, ou uchishiki en japonais, sert à recouvrir la surface de certaines tables dans les salles de temple, généralement celles placées devant l’image principale de culte. Le nombre et la disposition des tables, ainsi que la taille et le format des nappes, varient selon l’école et l’occasion. Aujourd’hui, les uchishiki sont surtout employés lors de cérémonies spéciales comme les services commémoratifs tenus lors des anniversaires de décès, pour la fête d’Obon en l’honneur des morts, les célébrations des équinoxes ou encore le Nouvel An.

Les tissus d’autel, comme les vêtements de moines (kesa) et les bannières, portent souvent des inscriptions dédicatoires, écrites à l’encre noire sur les doublures. Ces inscriptions sont l’œuvre d’un prêtre du temple, plutôt que du donateur lui-même, et auraient été faites au moment de la cérémonie lors de laquelle le tissu fut utilisé, ou juste après. Elles varient en longueur, et se limitent souvent simplement au nom du temple, à la date de la donation, ou aux noms des donateurs ou des bénéficiaires. Dans certains cas toutefois, elles peuvent inclure des informations spécifiant à quelle occasion le tissu fut utilisé, surtout lors des centenaires des fondateurs ou d’autres personnages qui ont marqué l’histoire d’une école. Plusieurs uchishiki de la collection Baur peuvent ainsi être associés à l’école de la Terre Pure, Jôdo Shinshû, dont deux exemples célébrant le 500e anniversaire de la mort du fondateur du Shinshû, Shinran (1173-1262), ainsi qu’un troisième tissu qui lui fut dédié un siècle plus tard, en 1861.

Les textiles japonais de la collection d’Alfred Baur constituent un ensemble remarquablement homogène tant par leur tissage que par leur décoration, et sont composés de tissus en soie classifiés sous les noms de nishiki et de kinran (souvent traduits par brocart). Ces étoffes sont caractérisées par la présence de fils de trame de couleurs diverses, qui se superposent à la trame de fond et servent à créer les motifs décoratifs. Ces trames supplémentaires apparaissent à la surface du tissu uniquement lorsqu’elles sont requises par le dessin, et restent autrement reléguées au revers. L’effet chromatique de l’ensemble peut être renforcé par l’insertion de fils d’or et d’argent. Ceux-ci se présentent soit sous la forme de lamelles plates, constituées de fines feuilles métalliques et de papier de mûrier laqué, soit en filés plus épais, pour lesquels la feuille dorée ou argentée est entortillée autour d’une âme de soie. L’association de ces deux fils sur un même textile permet au tisserand de jouer sur les légers contrastes créés entre leurs textures et leurs différentes propriétés réfléchissantes. Pendant de longs siècles, ces tissus hautement prisés ont été importés de Chine, et ce n’est que vers la fin du XVIe siècle que les tisserands du port de Sakai (Ôsaka) et du quartier de Nishijin à Kyôto furent en mesure de les imiter.

S’inspirant dans un premier temps de la thématique traditionnelle des modèles chinois dragons, phénix, fleurs, motifs de bon augure et dessins géométriques –, ces textiles japonais intégreront aux XVIIIe et XIXe siècles de nouveaux motifs en provenance d’Inde et d’Europe. Parmi les sujets dominants, figurent le dragon et le phénix. Avec le kirin (sorte de licorne) et la tortue, ces deux créatures légendaires appartiennent, dans les classiques confucéens chinois, à un groupe appelé les Quatre animaux bienfaisants, dont l’apparition sur terre était interprétée comme l’approbation céleste du règne éclairé de l’empereur. Dragon et phénix sont associés en Chine au couple impérial, et abondamment représentés sur les robes de cour, ainsi que sur les textiles d’ameublement des dynasties Ming (1368-1644) et Qing (1644-1911). Au Japon, ils représentaient des créatures de bon augure, souvent accompagnés d’autres symboles de bonheur, comme les nuages aux contours lobés dont la forme évoque les champignons de longue vie, ou le joyau ardent qui aurait le pouvoir d’exaucer les vœux de chacun.

Les fleurs, et dans une moindre mesure les fruits, occupent une place importante dans les répertoires décoratifs de Chine et du Japon. Une composition très prisée de la dynastie Ming, fréquemment reproduite par les tisserands japonais, représente les fleurs symboliques des quatre saisons: la pivoine (printemps), le lotus (été), le chrysanthème (automne) et le prunus (hiver). Chacune d’entre elles peut également apparaître seule, et possède ses propres associations littéraires et culturelles. L’identification de ces fleurs n’est pas toujours aisée, car elles sont souvent représentées sous des formes conventionnelles, ou deviennent des créations fantaisistes qui n’ont plus qu’une vague ressemblance à une quelconque réalité botanique.

La fermeture du Japon au monde extérieur pendant l’époque d’Edo (1603-1868) n’a fait qu’engendrer une fascination pour tous les produits étrangers qui parvenaient sur le marché. Les cotonnades imprimées indo-européennes, les tapis et textiles ottomans, les soieries européennes dites “bizarres”, avec leurs grandes fleurs déformées, ou encore les tissus teints d’Asie du Sud-Est, ont fourni un riche tableau de motifs exotiques qui, en combinaison avec les dessins traditionnels, ont permis de revitaliser la production de brocarts nishiki au XVIIIe siècle. Malgré leur taille modeste, ces nappes d’autel témoignent donc de l’adaptabilité, de la créativité, et par-dessus tout de l’extraordinaire savoir-faire des tisserands japonais.

Texte par Helen Loveday