Chacun a entendu parler de l’oxygène et croit savoir ce que c’est. Le terme n’en est pas moins étonnant, aux allures de faux ami accusé de « mentir comme il respire ». Si le premier terme a disparu du paysage et si le second semble familier par son sens actuel proche d’énergétique, leurs destins à tous les trois se sont curieusement croisés. A ce carrefour, l’histoire a reconnu en la personne de Lavoisier celui qui a tout à la fois fait disparaitre le premier, élevé le second au rang de concept au sort incertain et forgé le terme du troisième. Nous allons voir ici comment tout cela a commencé et a plus ou moins bien ou mal fini. Ou plutôt, devrions-nous dire, s’est transformé, à l’instar de la célèbre formule faussement attribuée au même Lavoisier : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.

Lorsque vers 1789 la communauté des chimistes d’Europe renonce au phlogistique, emmenée par Lavoisier qui l’avait combattu dès 1775 et de façon encore plus active à partir de 1783, un seul continue d’y croire, le pasteur anglais Joseph Priestley (1733 – 1804). Y croire ou ne pas y croire ? Curieux vocabulaire s’agissant de sciences, dont les théories et les concepts demeurent pourtant de commodes fictions pour rendre compte des résultats des investigations, dont on sait qu’elles sont elles-mêmes influencées par les « systèmes » comme l’on disait alors.

Une affaire ancienne : la calcination des métaux

La scène se passe au tout début du XVIIIe siècle, bien que l’affaire remonte à l’Antiquité grecque. Le médecin et chimiste allemand Georg Ernst Stahl (1659 - 1734), s’inspirant des travaux de son maitre Joachim Becher, précise sa doctrine pour expliquer la calcination des métaux : placés dans certaines conditions, et notamment par un chauffage approprié, les métaux deviennent des chaux ; la transformation du métal en sa chaux est expliquée par le départ du phlogistique qui est censé être contenu dans le métal d’origine. La célèbre thèse des 4 éléments – eau, air, terre et feu – mise à l’honneur par le grand Aristote (384 - 322) n’est certes plus très crédible depuis plusieurs décennies, mais demeure une référence. Stahl en tire l’idée qu’il existe une « terre inflammable », appelée aussi matière du feu ou matière ignée qu’il nomme phlogistique, du grec phlogistos = enflammé.


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À cette époque, tout le monde chimiste est convaincu. Enfin presque. Déjà en 1630 le médecin français Jean Rey proposait une interprétation de la calcination faisant intervenir l’air. C’est aussi le point de vue de l’irlandais Robert Boyle (1627 - 1691) à propos des combustions, prenant appui sur l’expérience populaire de Cornelis Drebbel en 1620. Ce dernier avait fait respirer des passagers placés dans un engin de son invention immergé sous la Tamise grâce à des bouteilles contenant un « air » obtenu en chauffant du salpêtre. Ça se complique, mais en somme l’air est de plus en plus soupçonné d’être un mélange : son statut d’élément s’en trouve fragilisé. Lavoisier va s’engouffrer dans la brèche, lui qui ne donne guère crédit à cette autre fiction des 4 éléments.

L’air : mélange ou élément ?

Nul n’ignorait à cette époque que la chaux a un poids (la physique préfère dire masse) supérieur à celui du métal dont elle provient. Le supposé départ du phlogistique contenu dans le métal n’aide en rien à expliquer ce fait expérimental. Qu’à cela ne tienne, un collègue de Lavoisier, Louis Bernard Guyton de Morveau (1737 – 1816), attribuera au phlogistique une masse négative, avant d’y renoncer en se ralliant à son ami. Boyle avait déjà penché pour un renversement de l’équation de Stahl : le phlogistique viendrait s’ajouter au métal lors de la calcination, pour faire pencher la balance en faveur de la chaux plus lourde que son métal.

On ne renonce pas allègrement à une théorie, même si elle ne marche pas bien. Car par quoi remplacer le phlogistique ? Au printemps de 1774, le pharmacien militaire Pierre Bayen (1725 – 1798), en chauffant du mercure précipité per se (chaux mercurielle de formule actuelle Hg O), recueille un « air » (terme employé alors de préférence à celui de gaz, pourtant disponible) qu’il trouve plus dense que l’air ordinaire. Priestley quelques mois plus tard obtient ce même résultat. Reçu en octobre à Paris dans le salon de Madame Lavoisier, Priestley attire l’attention du chimiste français. Un match va commencer.

Une certitude : l’équation de Stahl ne tient plus et Priestley lui-même en convient, qui assimile dans un premier temps – en 1783 encore – ce gaz issu du chauffage des chaux à « l’air inflammable » obtenu par son compatriote Henry Cavendish (1731 - 1810) en versant de l’acide muriatique (acide chlorhydrique actuel) sur du fer. Pour Cavendish et Priestley, cet air inflammable est de l’eau phlogistiquée. Or Lavoisier trouve d’étonnantes propriétés au gaz recueilli en chauffant la chaux : il entretient la flamme d’une chandelle (la bougie stéarique sera inventée au siècle suivant) ; il permet la respiration des animaux (Lavoisier emploie des moineaux pour le vérifier) ; il permet la re-calcination des métaux. Ce gaz déjà mis en évidence en 1771 par l’allemand Carl Wilhelm Scheele (1742 - 1786) fut baptisé par lui « air du feu ». Priestley, qui a constaté lui aussi ces propriétés, change alors son fusil d’épaule : il le baptise « air vital », puisqu’il permet la respiration ; sans renoncer au phlogistique. Ce dernier s’ajoute au métal, en provenance de l’air qui le lui cède. Joli tour de passe-passe !
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Tandis que pour Lavoisier une chose est devenue sûre à partir de 1778, bien qu’il l’ait suspecté plus tôt : l’air est bien un mélange et non un élément. Voici ce qu’il écrivait dès 1774 :

J’ai cru pouvoir conclure, de ces expériences, qu’une portion de l’air lui-même ou d’une matière quelconque, contenue dans l’air, et qui y existe dans un état d’élasticité, se combinait avec les métaux pendant leur calcination, et que c’était à cette cause qu’était due l’augmentation de poids des chaux métalliques.

(Lavoisier, Mémoire sur la calcination de l’étain dans les vaisseaux fermés et sur la cause de l’augmentation du poids qu’acquiert ce métal pendant cette opération : Mémoires de l’Académie des sciences, année 1774, p. 351)

Priestley n’a pas dit son dernier mot. Toujours en 1783, il chauffe du minium (= chaux de plomb) avec du charbon enflammé, ce qui transforme le minium dans son plomb d’origine. Pour lui pas de doute : le charbon enflammé dégage le fameux air inflammable (on sait à présent qu’il s’agit de l’hydrogène gazeux H2) isolé par Cavendish. Lavoisier ne réussit pas à contrer cette contre-attaque. L’explication actuelle est trop compliquée pour qu’on la détaille ici.

Un autre terrain de combat : la respiration des animaux

Les deux protagonistes vont alors s’affronter, de part et d’autre de la Manche que Lavoisier n’a pas traversée pour sa part, sur d’autres terrains, qui ne seront pas seulement expérimentaux mais aussi idéologiques. Pour le chimiste français, le phlogistique est un mot qui recouvre des réalités très différentes, pire c’est une tautologie. Il raille ainsi :

Les corps combustibles contiennent la matière du feu parce qu’ils brûlent (…) et ils brûlent parce qu’ils contiennent de la matière du feu.

(Bensaude-Vincent B., Lavoisier, Flammarion 1993)

C’est autant par ses expériences que par son habile communication en direction de l’Europe que Lavoisier finit par emporter le morceau.

La même année 1777 pourtant, Priestley et Lavoisier publiaient un mémoire sur la respiration des animaux, aux conclusions diamétralement opposées. Pour le partisan du phlogistique, l’air ordinaire qu’on inspire se charge, à son passage dans les poumons, du phlogistique issu du sang. L’air atmosphérique est dépourvu de phlogistique : air déphlogistiqué ; l’air expiré est de l’air phlogistiqué. Selon Lavoisier, l’air vital de l’atmosphère se fixe en partie au sang, ressortant appauvri des poumons : nul besoin de recourir au phlogistique auquel il ne croit pas. A ce stade, l’interprétation de l’anglais est plus claire et plus convaincante que celle du français, laquelle pêche par son flou. Quelques années plus tard, le flou va s’inverser au détriment de Priestley : l’air ordinaire, qui était déphlogistiqué pour la respiration, est devenu phlogistiqué pour la calcination. Contradiction. Tandis que si l’air est un mélange, alors cela s’illumine.

Dès 1772, deux chimistes anglais (Rutherford et Cavendish) et un allemand (Scheele) avaient isolé dans l’air ordinaire un gaz baptisé nitrogène, impropre à la respiration, que Lavoisier renommera azote. Progressivement l’idée se fait jour que l’air atmosphérique est un mélange de nitrogène et d’un « air éminemment respirable ». Il devient alors évident qu’une partie de l’air éminemment respirable passe dans le sang via les poumons. Par la suite, Lavoisier avec son collègue Armand Seguin (1767 - 1835) établira le cycle complet de la respiration pulmonaire avec son échange de gaz – oxygène et gaz carbonique – entre le sang et l’air à travers les poumons. Mais ne brûlons pas les étapes.

En cette fin du XVIIIe siècle, le phlogistique est au bord de rendre l’âme, et c’est Lavoisier qui lui a porté l’estocade. Dès sa création en 1702 par Stahl, ce concept contenait quelques faiblesses mises en évidence déjà au XVIIe siècle. Son mérite – expliquant sa longévité – venait de ce qu’on n’avait pas trouvé meilleure explication pour rendre compte aussi bien de la calcination des métaux que du phénomène de combustion dont il était rapproché. En outre, il s’inscrivait dans la lignée de la célèbre thèse antique des 4 éléments et fournissait une ébauche de réponse à l’énigme de la nature de la lumière et de la chaleur, quoique restant purement lexicale. Comment l’oxygène de Lavoisier va-t-il tenter de le remplacer ? Et comment ses insuffisances vont conduite Lavoisier à forger l’incertain concept de Calorique ? Quel en sera l’avenir ?

Références bibliographiques

Bensaude-Vincent B., Lavoisier, Flammarion, 1993.
Bensaude-Vincent B., Stengers I., Histoire de la chimie, Ed La Découverte, Paris, 1995.
D. Conner C., Histoire populaire des sciences, Éditions L’Échappée, 2011 (traduction de l’édition originale A People’s History of Science : Miners, Midwives, ad « Low Mechanics », Nation Books, New York, 2005.
Giordan A. (sous la dir.), Histoire de la biologie, Technique et Documentation – Lavoisier, Paris, 1989.
Lavoisier L., Traité élémentaire de chimie.
Vidal B., Histoire de la chimie, P.U.F. Que sais-je ?, 2ème édition mise à jour, 1998.
Zarka Y., (avec la collaboration de M-F Germain), Lavoisier, le chimiste français, Chemins de tr@verse, 2015.