Quoi de plus naturel pour tout un chacun de nos jours que d’énoncer la formule chimique de l’eau, la célèbre H2O qui est même chantée dans des refrains. Naturel, vraiment ? Ou plutôt tellement répétée à l’école et ailleurs, qu’on la récite, sans que jamais on ait questionné la façon dont elle a été établie, rendant à peine hommage à son presque inventeur, le célèbre Lavoisier.

Que veut dire Thalès de Milet au VIIe siècle av J.-C. lorsqu’il affirme : « L’eau est le principe de toutes choses » ? Ou encore Empédocle (485 – 425) qui énonce la thèse des quatre éléments, reprise un siècle plus tard par le célèbre Aristote (384 – 322) ? Ces dénommés quatre éléments air – eau – terre – feu sont-ils les exclusifs composants de base de toutes les substances présentes dans le monde ? Ou bien y a-t-il au contraire un nombre très élevé, comme le prétend à peu près au même moment Anaxagore (480 – 428) ? Lavoisier penche dans ce dernier sens, mais la science de son époque est encore fortement influencée par les nombreux travaux du siècle précédent et du début de celui-ci, presque tous conformes à la thèse d’Aristote. Voici ce qu’il écrit en 1770.

Les premières expériences par lesquelles on a prétendu prouver la possibilité du changement de l’eau en terre sont de deux espèces : les unes par la végétation des plantes à l’aide de l’eau seule ; les autres, par des distillations répétées, et par différentes manipulations chimiques.

(Mémoires sur la nature de l’eau et sur les expériences par lesquelles on a prétendu prouver la possibilité de son changement en terre)

L’eau se change en… bois

Jan-Baptist Van Helmont (1577-1644) réalise cette expérience devenue célèbre, décrite ainsi après sa mort.

Il prit un grand vase dans lequel il mit 200 livres de terre desséchée au four qu'il humecta avec de l'eau de pluie. Puis il planta une bouture de Saule qui pesait 5 livres. Le vase, qui était fort ample, enfoui en terre et couvert d'une lame de fer blanc étamé percée de force petits trous afin qu'il n'y ait que de l'eau de pluie qui y puisse couler ou de l'eau distillée lorsqu’il en faisait besoin.
Cinq années après, le saule qui avait crû dans cette terre fut arraché et se trouva pesant 169 livres et 3 onces.
Les feuilles ne furent point pesées parce que c'était en automne que les feuilles tombent que l'arbre fut arraché.
Et après il fit derechef re-sécher la terre du vase et la terre ne se trouva diminuée que d'environ 2 onces qui avaient pu se perdre en vidant ou en emplissant le vase.
Donc, il y avait 164 livres de bois, d'écorce et de racines qui étaient venues de l'eau.

(Revue ASTER, Recherches en didactique des sciences expérimentales N° 15 Lumières sur les végétaux verts, 1992)

Elle lui permet d’affirmer que l’eau est la source de nourriture des plantes. À défaut de se changer en vin, l’eau se change en matière végétale. Idée saugrenue pour nos contemporains qui, sans en être forcément familiers, ont entendu parler de la photosynthèse. Or à cette époque, une autre théorie sur la nutrition végétale est répandue, déjà défendue par Aristote : les plantes se nourrissent de l’humus, matières en décomposition issues du vivant. Van Helmont, qui est chimiste, entend s’y opposer, lui qui conteste le fondement vitaliste de la thèse humique, chère aux naturalistes et au bon sens apparent : le vivant ne peut venir que du vivant, que ce soit pour sa génération (reproduction) ou pour sa végétation (croissance).

C’est en effet affaire de contexte. Or comment un savant aussi avisé que Van Helmont peut-il raisonnablement soutenir que l’eau se change en bois, feuilles ou fleurs ?

Une affaire qui remonte à l’Antiquité

Le XVIIe siècle est certes un siècle mécaniste, qui entend réduire les phénomènes naturels à l’action de quelques principes universels, y compris en ce qui concerne le vivant. Ce fut notamment le projet de René Descartes (1596-1650). Mais la physique et la chimie y sont pourtant encore très marquées par l’Antiquité grecque dont on a surtout diffusé la thèse des 4 éléments d’Aristote. Celui-ci a posé les principes suivants :
- les choses existent en puissance et en acte ;
- il existe une matière fondamentale continue (sans vide) et sans structure qui est mise en forme par 4 qualités – le chaud, le froid, le sec, l’humide ;
- ces 4 qualités se combinent elles-mêmes en 4 éléments – air, eau, terre, feu ;
- les éléments peuvent se transmuter les uns dans les autres, autrement dit changer de forme, car un élément en acte contient nécessairement les autres en puissance ;
- la composition de ces 4 éléments en proportions variables donne les autres substances naturelles, appelées des mixtes.

Le champ est ainsi ouvert à ce qu’on use et abuse de la transmutation ou transformation de tout en son contraire, et pas seulement dans l’imaginaire alchimique tourné vers la conversion des « vils métaux » en or et argent. Le même Van Helmont interprète la digestion des aliments chez l’animal comme un phénomène de transmutation sous l’effet de ferments. Fabriquer de la matière de lapin avec de l’herbe demeure bien mystérieux, tandis que le changement de forme est une évidence des sens.

L’eau produit-elle ses dépôts terreux ?

Rien d’étonnant que dans ce contexte l’irlandais Robert Boyle (1627-1691) puis l’allemand Andreas Sigismund Margraff (1709-1782) affirment : lors de la distillation de l’eau, les dépôts qui se forment sur le récipient viennent de la transmutation de l’eau. Il ne peut s’agir selon eux d’impuretés ni de substances qui s’y trouvaient dissoutes, du fait de l’abondance de ces dépôts, qui plus est après plusieurs cycles de distillation.

Un peu seul contre tous, Lavoisier ne l’entend pas de cette oreille, lui qui a écarté la thèse antique des 4 éléments, tandis qu’au cours du siècle la liste des éléments découverts s’allonge.

La question de la transmutabilité des éléments les uns dans les autres, et particulièrement celle du changement de l’eau en terre, est trop intéressante pour la physique, elle a été agitée par un trop grand nombre d’auteurs célèbres, pour que je puisse me dispenser, avant d’entrer dans le détail des expériences dont j’ai à rendre compte, de placer ici un abrégé des découvertes successives qui ont été faites en ce genre. (…)
Il résulte des expériences contenues dans ce mémoire [suivent une série de conclusions parmi lesquelles] : … 4° Que l’eau ne change aucunement de nature, et qu’elle n’acquiert aucune propriété nouvelle par des distillations répétées, bien loin de pouvoir être portée, comme le pensait Stahl, à un tel degré de ténuité, qu’elle puisse s’échapper à travers les pores du verre ; … 6° Enfin, que la terre que MM. Boyle, Eller et Margraff ont retirée de l’eau n’était autre chose que du verre rapproché par évaporation ; de sorte que les expériences dont ces physiciens se sont appuyés, loin de prouver la possibilité du changement d’eau en terre, conduiraient plutôt à penser qu’elle est inaltérable.

(Lavoisier, Mémoires sur la nature de l’eau et sur les expériences par lesquelles on a prétendu prouver la possibilité de son changement en terre. Ces mémoires sont édités par l’Académie des sciences en 1770)

L’expérience et la mesure sont en effet les règles d’or de Lavoisier. Sa réfutation des conclusions encore admises alors porte sur les biais qu’il repère dans les expériences de ses collègues et aussi sur des mesures très précises qu’il effectue : un même volume d’eau de Seine ou de fontaine distillée une seule fois a pratiquement le même poids que cette eau distillée huit fois de suite ; si l’eau ne perd pas de masse, elle n’a pas pu se transmuter en matière minérale. En revanche, contrer la théorie de l’eau dans la croissance des plantes s’avère plus difficile. Or Lavoisier, très érudit, a dû lire la traduction par le naturaliste Buffon (1707-1788) de l’ouvrage La statique des végétaux et l’analyse de l’air de l’anglais Stephen Hales. Il cite les travaux encore très embryonnaires du botaniste Bonnet sur le rôle des feuilles dans la nutrition végétale.

Les feuilles, dit ce savant physicien, sont aux branches ce que le chevelu est aux racines : l’air est un terrain fertile, où les feuilles puisent abondamment des nourritures de toute espèce ; la nature a donné beaucoup de surface à ces racines aériennes, afin de se mettre en état de rassembler plus de vapeurs et d’exhalaisons, etc. ” On dira peut-être que, si l’air est la source où les végétaux puisent les différents principes que l’analyse y découvre, ces mêmes principes doivent exister et se retrouver dans l’atmosphère. Je répondrai que, quoique nous n’ayons point encore d’expériences démonstratives en ce genre, on ne saurait douter cependant que la partie basse de l’atmosphère, celle dans laquelle croissent les végétaux, ne soit extrêmement composée. (…)

(Lavoisier, Mémoires sur la nature de l’eau et sur les expériences par lesquelles on a prétendu prouver la possibilité de son changement en terre)

Lavoisier en est convaincu et il estime en avoir fourni les preuves : l’eau ne se transforme ni en matière végétale ni en sels minéraux. De là à considérer qu’elle n’est pas un élément, le chemin va s’avérer plus sinueux. Mettre en évidence la non-transmutabilité de l’eau, c’est bien sûr affaiblir son statut d’élément en faisant s’effondrer l’un des dogmes aristotéliciens. Ce n’est pas encore la démonstration qu’elle est composée. Lavoisier a parallèlement montré que l’air – autre élément antique – est composé. Une composition qui n’est pourtant pas de même nature : l’air est un simple mélange de gaz ; l’eau parfaitement distillée est pure, comment établir qu’elle est composée ? Nous le verrons dans le prochain article.

Références bibliographiques

Bensaude-Vincent B., Stengers I., Histoire de la chimie, Ed La Découverte, Paris, 1995.
Serres M. (sous la Dir), Éléments d’histoire des sciences, Larousse – Bordas, Paris, 1997.
Vidal B., Histoire de la chimie, P.U.F. Que sais-je ? 2ème édition mise à jour, 1998.
Zarka Y, (avec la collaboration de M-F Germain), Lavoisier, le chimiste français, Chemins de tr@verse, 2015.