Nos manuels scolaires nous ont présenté l’illustre combat de Pasteur pour mettre en pièces le dogme de la génération spontanée comme fruit de sa rigueur expérimentale et de son talent. Le monde devait-il attendre le génie de Pasteur ? Quel a été le rôle exact du Savant de la République ? La fin de l’histoire aurait-elle pu être différente ?

Paris, le 7 avril 1864, Grand Amphithéâtre de la Sorbonne:

Je vais vous montrer, mesdames et messieurs, par où les souris1 sont entrées (…). Éteignez tout2. Faisons la nuit autour de nous (…) et éclairons seulement ces petits corps (…). Envoyez le projecteur. Vous pouvez voir, mesdames et messieurs, s’agiter bien des poussières dans ce faisceau lumineux. (…) Accumulons ces poussières sur une lame de verre, et voilà ce qu’on observera au microscope. Monsieur Duboscq, projetez la micrographie. (…) Vous y voyez beaucoup de choses amorphes. Mais (…) vous apercevez des corpuscules tels que ceux-ci. Ce sont là les germes des êtres microscopiques.

(Bruno Latour, Pasteur et Pouchet : hétérogenèse de l’histoire des sciences, in Serres, 1997)

Pasteur s’approche de la tribune, sous la célèbre toile de Puvis de Chavanne. Dans le public où le Tout-Paris se presse, il y a Alexandre Dumas, George Sand, la Princesse Mathilde, etc. L’Académie des sciences avait proposé en 1862 le concours suivant : « Essayer par des expériences bien faites de jeter un jour nouveau sur la question des générations spontanées. » A la clé, 2 500 francs à gagner. Bien que ses amis le lui déconseillent, Pasteur décide de relever le défi, sans doute piqué par la polémique qui s’est déclenchée entre lui et un certain Félix Archimède Pouchet (1800-1872) qui avait publié en 1859 un épais volume Hétérogénie ou Traité de la génération spontanée (Baillières et fils éditeur).

Ancien, le débat est d’abord idéologique

Deux phénomènes ont de tout temps intrigué : la décomposition qui affecte toute matière vivante ; l’origine de la vie. Quel rapport ? Laissez n’importe où un morceau de viande et bientôt vont grouiller des asticots au fur et à mesure que la viande se liquéfie. Les larves d’insectes sont-elles un produit de cette décomposition ou ont-elles juste profité du substrat pour se nourrir et se développer ? Cette question rejoint, mutatis mutandis, celle de l’origine du premier être vivant : s’est-il constitué spontanément aux dépens de la matière inerte (position actuelle de la biologie) ; ou bien a-t-il une existence distincte, et dans ce cas a-t-il été créé (position que les religions ne revendiquent plus systématiquement) ou alors le vivant existe-t-il dès le commencement du monde, voire de toute éternité ?

A la suite d’Aristote (384-322, Grèce antique), Descartes (1596-1650, philosophe et physicien français) est partisan de l’épigenèse dans l’embryogénèse : apparition spontanée des structures à partir d’un œuf inorganisé, sous l’action de forces mécaniques comme la chaleur et le mouvement. Cette épigenèse s’accorde à merveille avec l’option spontanéiste de la génération des vivants (apparition, formation, reproduction) en récusant le vitalisme (voir infra), en affirmant le primat de la physique (doctrine mécaniste) et en autorisant le transformisme des espèces vivantes. A l’opposé, la préformation postule que les structures embryonnaires sont préexistantes quoique non visibles et ne font que se déployer et croitre. Cette option s’accorde mieux avec l’anti-spontanéisme (non existence de la génération spontanée) en étant vitaliste et plutôt essentialiste, donc fixiste en ce qui concerne les espèces vivantes. Ce débat philosophique hérité de l’Antiquité prendra un tour plus idéologique en terres chrétiennes : la génération spontanée d’au moins une partie des formes vivantes écarterait Dieu ; l’absence totale de génération spontanée laisserait sa place ou sa chance à un créateur.

L’homme politique conservateur français Guizot du milieu du XIXe siècle ne s’y était pas trompé, qui écrivait dans ses Méditations :

L’homme n’est pas venu par les générations spontanées, c’est-à-dire par une force créatrice et organisatrice inhérente à la matière.

(Debré, 1995, p. 192)

En contrepoint, Pierre Larousse soutenait en 1874, soit dix ans après le discours de Pasteur à la Sorbonne :

La génération spontanée n’est plus une hypothèse, c’est une nécessité philosophique. Elle seule explique le créateur et la création, et paraît constituer, avec la mutabilité des formes organiques, les deux pôles sur lesquels repose l’axe même de la vie.

(Ibid., p. 394)

Pasteur en est conscient qui agite par une habile rhétorique le spectre de l’athéisme dans la génération spontanée, lui le catholique pratiquant. Or Pouchet, tout aussi catholique, défend l’hétérogénie contre l’athéisme et le darwinisme à peine arrivé sur le devant de la scène : De l’origine des espèces, publié en 1859 est traduit en français en 1862. Pour Pouchet, l’hétérogénie témoigne que la création divine est à l’œuvre sous nos yeux, quand pour les positivistes et les libres-penseurs elle est la preuve que des forces naturelles suffisent à rassembler et organiser des matières inertes en êtres vivants.

La controverse scientifique est aussi une vieille affaire

Sur ce fond idéologique, partisans et adversaires de la génération spontanée s’affrontent aussi sur le terrain expérimental. Voici un aperçu de leur « dispute » depuis le XVIIee siècle jusqu’à la querelle entre Pasteur et Pouchet.

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Tout se passe comme si le match était engagé depuis longtemps, sans vainqueur ni vaincu. Si les idéologies et les certitudes pèsent lourd, l’expérience est au rendez-vous dans les deux camps et les savants opposés sont des expérimentateurs rigoureux. Alors pourquoi des résultats aussi contradictoires ?

Les enjeux de la controverse et le dessous de ses cartes

Qu’est-ce qui motive ces deux savants dans leurs prises de position et à se lancer dans la bataille ? Naturaliste éminent, Pouchet est correspondant de l’Académie des sciences et professeur à Rouen. Il a soixante ans au moment de la controverse quand Pasteur n’en a que trente-huit. Le premier est resté provincial, le second est monté à Paris où il a acquis le soutien de l’Empereur en même temps qu’il a accumulé quelques succès scientifiques, en particulier grâce à ses travaux sur les fermentations (voir dans cette revue L’énigme des fermentations et Une fermentation en cache une autre), sujet aux retombées économiques considérables. Dans la préface de son ouvrage, Pouchet écrit :

Lorsque, par la méditation, il fut devenu évident pour moi que la génération spontanée était encore l’un des moyens qu’emploie la nature pour la reproduction des êtres, je m’appliquais à découvrir que par ce procédé on pouvait parvenir à en mettre les phénomènes en évidence.

(Debré, 1995)

De son côté, Pasteur qui a élucidé la nature vivante des ferments responsables de toutes les putréfactions, altérations et autres fermentations, va très vite se ranger du côté du vitalisme des médecins et d’une partie des biologistes. Tout en demeurant intrigué.

Parmi les questions que soulèvent les recherches que j’ai entreprises sur les fermentations proprement dites, il n’en est pas de plus dignes d’attention que celles qui se rapportent à l’origine des ferments. D’où viennent ces agents mystérieux, si faibles en apparence, si puissants dans la réalité, qui, sous un poids très minime, avec des caractères chimiques extérieurs insignifiants, possèdent une énergie exceptionnelle ? Tel est le problème qui m’a conduit à l’étude des générations dites spontanées.

(Debré, 1995)

Pouchet défend pour sa part une théorie proche de celle de Buffon (célèbre naturaliste du XVIIIe siècle, longtemps directeur du Jardin du Roy, futur Muséum d’histoire naturelle) : personne ne pouvant soutenir que les microbes et autres infusoires puissent naître directement de matière minérale brute, ils doivent provenir d’un réarrangement, sous l’effet d’une mystérieuse « force plastique », des molécules organiques fournies par la décomposition des animaux et des plantes. Dans tous les cas, ces microorganismes sont les produits de la décomposition, pas ses agents. Car la décomposition – ou corruption – est considérée, depuis Aristote, comme un phénomène spontané, régi par les seules lois de la physique. Vitaliste par la force plastique, Pouchet s’oppose ainsi au matérialisme.

Soulignons ce paradoxe : Pasteur et Pouchet s’affirment tous deux vitalistes. Le vitalisme qui plonge là encore ses racines dans l’Antiquité se développe au XVIIIe siècle et sera dominant en médecine sur tout le XIXe et une bonne partie du XXe siècle. Il postule que « le vivant ne peut naitre que du vivant » et qu’il existe une « force vitale » qui lui appartient en propre et s’oppose aux forces de la physique. « Vaccinée » par l’échec de l’animal-machine de Descartes, la biologie cherche son autonomie vis-à-vis de la physique. Côté Pouchet, la filiation est logique puisqu’il est naturaliste. Le vitalisme de Pasteur est plus étonnant en sa qualité de chimiste, la plupart de ses collègues étant des mécanistes convaincus. Cette conviction peut être attribuée à ses découvertes scientifiques, et sans doute aussi à sa foi religieuse.

C’est sur cet arrière-plan que va se dérouler l’épique match entre Pasteur et Pouchet, qu’aura retenu l’historiographie, et que nous analysons dans l’article à suivre. Quel a été le rôle de Pasteur dans la fin du dogme de la génération spontanée ? Et Pouchet, aurait-il pu l’emporter ? La vision exagérément événementielle et chronologique de l’histoire est trompeuse, d’autant plus qu’elle tend à donner la « prime au vainqueur ». La réalité s’avère plus complexe.

Notes

1 Référence à la célèbre expérience de Van Helmont, voir infra.
2 En italique les propos adressés à l’opérateur.

Bibliographie

Patrice Debré, Louis Pasteur, Champs biographie, 1995.
Michel Serres (sous la dir.), Éléments d’histoire des sciences, Larousse, 1997.